GRAVE – LA FAIM DE L’INNOCENCE [CRITIQUE]

Avec Grave, Julia Ducournau emploie les codes du teen movie et du film d’horreur avec, en fil rouge, un regard passionné et passionnant sur l’innocence de son personnage: d’une monstrueuse efficacité. 

Acclamé à plusieurs festivals internationaux et cause de plusieurs évanouissements dans les salles de cinéma par lesquelles il est passé, Grave est justement sujet à cette fascination et à cette révulsion, comme si l’œuvre se cherchait constamment dans la frontière qui oppose le réel au fantastique. C’est peu dire que les jeux d’oppositions entre les deux dimensions parcourent le film de Julia Ducournau, de quoi évidemment piquer l’épiderme du spectateur, puisque les questions autour du corps et de l’animalité fascinent la réalisatrice. C’est lorsque l’inexplicable s’attire les foudres du réel et du monde contemporain que tout est réduit à néant, et Grave tente de répondre par cette vanité pour mieux séparer les dimensions, façonnant ses propos avec autant de consistance que l’hémoglobine de sa cinématographie.

Le sang coule à flot, c’est vrai, non seulement parce que le film évoque la question – toujours si fascinante au cinéma – du cannibalisme, mais aussi parce qu’il y a une vraie identité qui en découle. Cette subjectivité qui nous est offerte, ce véritable tableau d’une âme innocente qui progresse vers ce retranchement corporel, c’est celle de Justine (Garance Marillier), jeune étudiante qui va devoir apprendre les lois du bizutage dans une école de médecine. De ce simple point scénaristique, Grave voit l’opportunité de brouiller les pistes en intégrant rapidement des notions qui le parcourront avec une intensité qui, si elle n’est pas exponentielle, fournit un florilège de réflexions aussi complexes que son univers. Entre le corps évolutif et le corps sexué, Justine devra donc apprendre le monde qui l’entoure et, surtout, s’apprendre elle-même. La première partie du film donne des indices vertigineux sur l’apprentissage via cette navigation polarisée, voire sanguinaire, entre l’intériorité et l’extériorité de son personnage, signe que la caméra est la représentation même d’une érotisation mortifère de l’approche vers la féminité – car Grave, ce n’est pas seulement comment progresser en monstre, c’est aussi savoir être une femme.

Julia Ducournau filme le trouble de son héroïne avec un esthétisme qui repousse les limites du genre, quitte à mieux se rapprocher des enjeux, avec un cadre qui vibre de plus en plus. La violence est également un vecteur d’une remise en question perpétuelle de cette agitation, comme si l’ordre des innocents n’était plus que vanité face à l’ingérence de ces fameux « vénérables ». L’ordre thématique du film forme une symbiose parfaite avec son personnage: au-delà de l’ordre des mots, c’est la proximité qui est privilégiée. La mise en scène du film progresse en même temps que son personnage, à en témoigner ces jeux de lumière qui s’imposent dans son dernier tiers. Rien n’est constitué par la surprise prévisible de l’horreur, l’angoisse du film s’intériorise paradoxalement au fil de scènes qui brillent pour leur caractère explicite. Du trouble physique et mental de son personnage, la mise en scène arrive à y puiser tous les enjeux qui lui permettent d’évoluer avec un équilibre fascinant, où les images vont dans le sens d’une puissance insoupçonnée.

L’accord entre l’offre cinématographique du film avec les différentes qualités requises par le personnage pour justement mieux percevoir cette harmonie est le résultat d’une obsession particulière sur le sexe et, plus que tout, sur le corps. Outre les répliques amusantes et qui rejoignent toute la déconsidération contemporaine de l’étymologie du mot choisi pour le titre du film, l’aventure du personnage s’apparente comme un jeu où le mélange des genres est permis, qu’ils soient d’ordre sexuel ou physique. C’est parfois lors des collisions entre ces deux leitmotivs que Justine perçoit mieux sa monstruosité contagieuse, d’où la grandiloquente poésie du rapport avec sa soeur (Ella Rumptf). Une fois encore avec ce rapport entre sœurs, Grave aime surestimer les rapports familiaux, à l’image de ce dénouement qui subjugue pour sa gratuité sans nom et à travers lequel il est finalement facile de deviner toute la vanité existentielle qui parcourt le film. Du début à la fin, le film casse des barrières avec une intimité courageuse parce qu’elle est vaine et avec des images explicites parce qu’elles brisent les rêveries.

En arrivant dans nos salles, le film de Julia Ducournau devrait facilement faire parler la poudre non seulement pour la démesure de son charisme, mais aussi parce que la qualité des réflexions qu’il apporte domptera les plus confiants. Plus qu’un film de genre, Grave est une œuvre cinématographique puissante, qui agit de l’intérieur pour mieux altérer la nature de ses personnages et de son auditoire. Autant le dire tout de suite, Grave est d’une gravité sans nom.