THE SQUARE – LE PARADOXE RÉFLEXIF [CRITIQUE]

Outre son humour bon marché et sa critique consensuelle de la société, The Square vaut le coup d’œil pour son dispositif cinématographique. Un art du paradoxe méritant mais inachevé et trop systématique. 

Compte tenu de la médiocrité de la Palme d’Or de l’an dernier, celle de 2017 était très attendue. Le jury de Pedro Almodovar s’est donc tourné vers The Square de Ruben Östlund – une récompense que la Suède attendait depuis 25 ans et Les Meilleurs intentions de Bille August. Et comme l’unanimité de la critique ne fait plus vraiment la loi sur la Croisette, cette attribution fut autant saluée que contestée. Et pour cause, le nouveau film du réalisateur de Snow Therapy est une nouvelle forme de contrat social consensuel qui se structure autour d’un musée d’art contemporain et particulièrement un certain Christian, son conservateur lunatique épris par la vengeance suite au vol de son téléphone portable.

Un contrat qui, cependant, est doté d’une audace qui résulte davantage de ses intentions de mise en scène que de sa morale médiocre à la Haneke. Anti-film par excellence, The Square est un pur produit de cinéma qui, si l’on se trompe, déterminerait les limites de son propos : science de la rupture de ton et du dialogue, mise en abîme qui aime se contredire et se morfondre dans les bassesses de notre humanité. Une oeuvre réflexive et complètement définie par sa contemporanéité, mais sans nul doute trop abusive pour se donner le droit de pointer le doigt sur nos problèmes, et ce de manière définitive.

C’est donc tout le paradoxe du film. Après tout, s’il pouvait doper son ironie en tabassant ses personnages à coups de plans racoleurs ou dessiner une descente aux enfers, les effets sur la morale – la fameuse – seraient de toute façon d’une vanité établie. Dans ce sens, il faut saluer la grâce de The Square : la puissance de son montage, haché comme jamais, et de ses interprètes, d’une rigueur comique bienvenue, évoque toute la pesanteur du film. Il est toujours question d’être à mi-chemin entre le film à sketchs, telle une forme d’exposition systématique – et comme toutes les expositions, ça se casse forcément la gueule -, et la romcom bidon et sociétale. Cet entre-deux esthétique, purifié par des personnages en marge (le gamin hurleur, les deux gamines, les deux bobos du marketing), provoque l’instantanéité de l’infortune : et le film se construit autour d’une exposition qui prône l’altruisme et la confiance. Niveau renversement, on aura vu plus efficace, oui, mais la valeur de la démarche, elle, est à saluer.

Quelle position adopter, alors, lorsqu’un film touche-à-tout, qui se donne en spectacle, demeure aussi inaccompli dans sa quête on ne peut plus contemporaine du chaos social ? Tel un sociologue épris par des mots qu’il aime définir pendant une durée indéterminée, Ruben Östlund voit à travers le personnage de Christian l’humeur d’un protagoniste bouc-émissaire malade qui se niche exactement dans l’entre-monde du musée d’art : penser à ses visiteurs, oui, mais aussi aux artistes, à l’argent qui les accompagne ; ou comment se prendre pour le roi du monde sans ne jamais rien contrôler ? C’est ainsi que s’exprime toute l’ambivalence, voulue et contrainte, de The Square : de tout à rien, il n’y a qu’une frontière infime, et c’est un procédé dramatique qui, dans les derniers minutes, trouve une voie d’exclamation absolument bouleversante. S’il n’est pas justement ce film sur l’art contemporain – et dont on a franchement pas besoin tant la vanité est d’ores et déjà prévisible -, il peut être le premier grand film sur les sans abris et les mendiants. Voilà : tout, ou rien ; se pencher vers l’exécrable penchant de (sur)vie bourgeois jusqu’au déraillement existentiel.  Comme dit précédemment, The Square sonne faux mais donne la possibilité (rare) au spectateur de lui donner raison, ou le contraire.

Parfois dégenré (dans la question du genre) par des intentions politiques qui, par leur caractère foisonnant, se perdent sur le chemin de la comédie populaire, le film donne (trop ?) le pouvoir à son ironie de mesurer la malhonnêteté de son univers – on regrette ainsi son système quelque peu renfermé sur lui-même. L’ironie de l’homme-singe, du service nettoyage, des chaises qui tombent ou du rapport sexuel (scène de sexe la plus fabuleusement alambiquée de ces dernières années) forment à la fois une impeccable prestance de mise en scène et, et nous y revenons, une substance immorale et sadique qui s’articule finalement autour d’une rhétorique sociétale décousue, vaine et, puisque c’est aussi une loi de cinéma, d’immaturité dans les intentions. The Square se vautre parfois contre son gré – on est loin de l’idée selon laquelle toutes ses propositions se retournent contre lui. Mais, paradoxalement, son manque de mordant et d’implication dans ses procédés narratifs (mise en abîme et scénario faiblards) résulte de ses dispositifs de mise en scène, à base de plans délicieusement fixes et d’un montage jubilatoire.

Voilà une Palme d’Or coupée en deux qui, si elle parvient malgré tout à nous faire oublier le prank mal filmé de Ken Loach, ne se regarde qu’à travers son statut de méritant. Ruben Östlund aime prendre position, et ils se donnent les moyens de ses ambitions à travers une mise en scène calibrée mais dont la socialisation, voire la politique, trouve des échos moindres : The Square ne vaut effectivement le coup d’œil que pour son instantanéité – comme dans une exposition -, mais on n’en ressort avec les mêmes bêtises dans la tête – comme dans une exposition.