TWIN PEAKS – THE RETURN : LA FIN DES TEMPS

Voilà, c’est fini. L’épopée Twin Peaks, hier soir, a très certainement fabriqué sa fin définitive. Après dix-huit épisodes, voilà que la saison 3 nous partage son amour pour le monde, du mal qui s’en empare, et de son temps

Cela prendra du temps. Digérer, se ressaisir, comprendre – ou accepter de ne pas comprendre. Si la saison 3 de Twin Peaks avait un sens, on le retrouverait à travers ses multiples appels du pied en direction de son spectateur : les indices dissimulés, l’arrivée imminente et l’inexistentialité des personnages, ou sinon une performance au Road House, à l’abri des regards. Et pourtant, le constat est dur, trop dur, voire intemporel : l’oeuvre du temps et de l’espace n’a pas fini de nous enfermer, que ce soit ici, dans le réel, ou ailleurs. La fiction, la voilà. David Lynch a toujours voulu s’y intégrer pour en faire une réalité quasi-existentielle, où les rêves et les dimensions se confondent à travers les phénomènes paranormaux, ou la merde du quotidien. Twin Peaks, cette petite ville présente, et oubliée quelque part, doit-elle immobiliser le temps et son espace pour fabriquer le bien, son bien ? Ou éviter les querelles de l’existence ? « Non-Existent », criait l’évolution du Bras, dans l’épisode 3. On le croit. On s’y croirait presque : la chambre rouge – son sol rayé, ses rideaux rouges, sa temporalité inversée – est la passerelle vers la fin des dimensions, le néant temporel : la fin des temps, non-existant.

Son passage intemporel dans le monde de la télévision ne sera pas sans conséquences : The Return est une folie qui aime semer l’incompréhension, et qui, évidemment, ne se comprend pas elle-même. Elle fabrique le temps du récit (l’épisode 8), fait jaillir les désirs immaculés – la danse de Audrey dans l’épisode 16 – et s’auto-fragmente à travers la figure, elle aussi indisposée au temps, de Dale Cooper. Ils sont deux, se séparent, et se rejoignent. « There’s safety in numbers, I guess ». De cette logique double – car ici nous avons bien la seule volonté indiquée par la série -, l’entrecroisement perpétuelle, dans l’oeuvre de Lynch, des vies : à la fois rêvées, fantasmées par le mal (Bob), et réduites à leurs états naturels. Ainsi Dougie, l’ange-enfant-sénile, est à la croisée des mondes, et des temps : son attachement est soudain, universel. Comme une gravité qu’on oublie – un objet tombe – et que nous aimons considérer – le miracle de l’attraction. La saison 3 de Twin Peaks, c’est l’identité en tant que vérité, au nom du phénoménal et de l’abstraction.

Une immensité que seule la pointe du White Tail Peak, où loge le défunt Dr. Jacoby – devenu un polémiste ringard faisant de YouTube un terrain de jeu inexistant -, saurait incarné pour mieux encadrer la bourgade qui est à ses pieds. La géographie de Twin Peaks se mesure à présent en terme de hauteur : quelles sont ses différentes dimensions ? Le cosmos (épisode 3) ? Le Jack Rabbit’s Place (épisode 13) ? Ou même une glass-box (épisode 1) ? Il y a clairement un débarras de la verticalité qui faisait de l’espace Twin Peaks un endroit où les trajectoires étaient automatiques. Des balles perdues au Double RR (épisode 11), un flic ripoux au commissariat (Chad)… Aussi et surtout, l’excroissance de ce même espace : Twin Peaks devient le monde, conduisant son espace, son temps, ses vies. Le monde change, Twin Peaks aussi. Ce lieu-personnage attise davantage les peurs et les phénomènes, comme un centre de gravité, une fois encore : il est ses propres frontières, et définit celles du monde auquel il essaye d’échapper : le dernier épisode, ou le lieu oublié et épuisé de la forme qu’il propage depuis maintenant 25 ans…

L’espace n’a presque plus rien à voir avec le temps qui le conduit. The Return est traversée par cette sensation constante de ne pas agir de manière linéaire, à la merci du chaos, du mal qui essaye de l’emporter – son attraction est trop grande. Les spectres sont de retour (Jeffries, Juddy, Mrs. Chalfont), ils demeurent (Bob) et inondent le monde (le nucléaire, l’électricité, les spirales intradimensionelles). Quel est l’ordre du temps face à celui de l’espace, et vice-versa ? David Lynch tente d’y répondre, mais voilà, il ne fait que tenter : sa sincérité, elle est là, envers son spectateur. Le réalisateur est le medium de son univers, enchaîne les pastilles décalées, et conçoit la complexité faite film. The past dictates the future. Mais, finalement, de quel passé s’agit-il ? De quel futur sera-t-il question ? On pleure, on s’assagit, on s’interroge. L’oeuvre du temps, face à celui de l’espace, est une question du mal, comme tout ce qui nous entoure. Toujours douter de tout, faire du scepticisme l’oeuvre des puristes passés, présents et futurs. Le voyage de Dale Cooper n’a de sens que pour son excroissance temporelle, de son retour auprès de Laura Palmer, jusqu’au déroulé informe de son séjour dans la chambre rouge en passant par le refus temporel de son trip final, au coeur d’une ville littéralement désaffectée, vidée de ses démons : mais il est là le drame, car c’était sa façon d’être.

Être elle-même : faire corps avec son mal ; mieux l’appréhender, mieux en avoir peur pour diriger le bien ailleurs, loin du tourbillon existentiel. L’amour rêvé d’Ed et Norma. La douce Shelly, toujours prête à rendre service et à se confronter au danger. Bobby, devenu un mec loyal après sa vie de bad guy loser. Nadine et son émission. Un passé qui passe à côté de ses pompes, et qui, à l’instant présent, fait de sa vie un autre tourbillon : celui de l’à côté, loin, très loin et qui, à titre d’exemple, attirait les oreilles de Gordon Cole dans le Double RR, il y a vint-cinq ans. La famille Jones s’en serait bien accommodé, mais la gravité est trop forte – et son quartier en est contaminé (la fusillade de l’épisode 16). C’est aussi ça, Twin Peaks : faire perdurer le mal, quel que soit sa forme, mais ne pas oublier que là, quelque part, d’autres sont dans une misère morale effrayante de beauté. Twin Peaks, cette bourgade sincère qui aspire l’exemplarité de ses auteurs et génère son lot de théories : plus loin que la fiction, un univers à part entière.

C’est la vie, c’est comme ça. Une série se termine. Et pourtant, compte tenu du final, on a l’impression que tout recommence. Twin Peaks est une série qui vous tend la main. Sa saison 3, à la même hauteur que le monde actuel, cherche à ne pas fléchir, s’empresse, s’impose comme l’une des plus grandes créations artistiques de l’histoire de la télévision. David Lynch et Mark Frost ont fourni ici un traité (in)temporel qui demeure dans le récit, croît à une vitesse insoupçonnée, songe à ses dimensions fictives : comment Twin Peaks est-elle devenue une ville inexistante et intemporelle ? C’est tout le cri du coeur, tel un chant du cygne, qui résonne dans les dernières secondes de cette oeuvre majesté.