VOYAGE OF TIME – MACROCOSMOS [CRITIQUE]

Pour son tout premier documentaire, Terrence Malick fait le portrait d’une abstraction : le temps. Avec Voyage of Time, le cinéaste américain dévoile un art de vivre exigeant et universel.

Pas ou peu étonnant de voir Terrence Malick réaliser avec Voyage of Time son tout premier documentaire, quarante-quatre ans après La Balade sauvage, son tout premier film. Précurseur dans un premier temps de sa carrière d’une vision sauvage de la nature, le réalisateur du Nouveau Monde, oeuvre-pivot de l’esthétique malickienne, fera de cette mère nature une pierre angulaire des raisons de vivre non seulement des personnages, mais aussi de sa mise en scène. Sa collaboration avec Emmanuel Lubezki, chef opérateur de génie et avec lequel Alejandro G. Iñárritu travaille également, est une preuve de ce contre-pied cinématographique : caméra libre, visages sublimés, errance esthétique… Une façon pour Malick d’accomplir ses portraits dans une posture documentaire indéniable, privilégiant l’improvisation à l’encadrement, pour mieux cerner l’inconnu des sujets, et leur portée spirituelle. Alors, oui, Voyage of Time donne la sensation d’un documentaire, aussi parce qu’il est vendu comme tel. Seulement, peut-on le considérer comme la toute première œuvre de fiction jamais réalisée par son auteur ?

Un point de départ : la séquence de la création de l’univers dans The Tree of Life ; un second souffle esthétique, celui du documentaire, dans une œuvre fabriquée par la surface fictionnelle d’une famille des années 60. Ce découpage intervient très tôt dans le film ; ça choque, désespère et propulse le film dans une dimension aussi immense qu’intemporelle. La temporalité a toujours été un sujet majeur des films de Malick afin de la transformer en une faculté que les personnages sont capables de maîtriser. Chez Malick, la confrontation avec le temps est le germe de la vie, de sa hauteur, son odeur… Cette confrontation, c’est au tour du public de la toucher du doigt, de la ressentir : le choix du format IMAX n’y est pas étranger. Avec Voyage of Time, jamais l’odeur de la nature n’a été autant diffusée dans une salle de cinéma. Le film cherche constamment à entrer en contact avec son public, ne lui laissant presque aucun répit, à en témoigner ce montage d’une rigueur affolante, qui étire le film vers des fins insoupçonnables. Il est aussi question de se rapprocher d’un sujet que le réalisateur a tant traité, mais pour lequel, avec Voyage of Time, il se dévoue comme jamais afin de faire de son documentaire une symbiose maîtrisée et quasi-sexuelle entre l’humain et le cosmos. L’introspection du spectateur fait écho à celle du film.

Cette observation de l’intérieur fait l’objet d’une maîtrise presque jamais vue chez Malick : les cadres font l’objet d’une adoration millimétrée, la photographie déplace les objets, les mesure et fait de leur relief une vrai vertu artistique, rigoureuse et complexe. C’est simple, Voyage of Time est la mise en scène d’une mise en scène, celle du cinéma face à celle de la nature. Très loin de la docufiction de Koyaanisqatsi dont le parti-pris esthétique repose sur une simplicité presque satanique face à la complexité du monde filmé, le métrage de Terrence Malick donne naissance à ce qui a été, à ce qui est et à ce qui sera ; la vie à travers le temps, l’individu imaginaire (l’image) face à son miroir cosmique (le temps, la nature, l’espace…).

L’univers n’est pas un document, car il est le Je de plusieurs générations. Face à cet art – et la question de l’art est majeure dans ce film -, des échappées peu nombreuses car l’harmonie prédomine, fait évader et oublier la réalité extérieure. Seulement, et c’est là que le champ du film se dilate – au même titre que la perspective du temps -, le réalisateur n’a pas la prétention d’imposer une reconstitution de la vie marine ou de la première apparition de l’homme sur Terre : son film n’a pas d’intérêt pour le document mais pour l’élévation, d’où la présence subalterne, littéralement, d’images d’archives, cette sorte de divulgation esthétique d’une condition que Kubrick, avec les hommes-singes dans la première partie de 2001, cherchait également à faire parcourir dans son œuvre…

Mais cette Vie, et les questions qu’elle suscite, dont traite Terrence Malick n’est-elle pas justement la majorité constituante de la réalité extérieure, celle que le spectateur s’apprête à retrouver une fois sorti de la salle ? N’est-il pas finalement question d’un pléonasme introspectif : s’enfermer un instant avec ces questions et sortir avec, toujours, les mêmes interrogations en tête ? L’utilité de ce film, car il en a une, n’a pas pour seule vocation d’offrir la possibilité à l’individu de s’élever face à l’échelle du cosmos. Sa première étape est de faire prendre conscience à l’individu de sa nature, à l’échelle temporelle, dans une réalité dont les lois, le temps de la projection, sont régies par l’art. Miroir de l’humanité, l’art remplit ici une des conditions essentielles de son existence, c’est-à-dire de faire peser l’individu à travers ses caractéristiques esthétiques. Au même titre que l’autre accouplement entre l’imaginaire et un musée (le musée imaginaire de André Malraux) pour accomplir un contrat social avec l’art, Voyage of Time entame symboliquement un rapport sexuel entre l’art et l’humain afin de faire accoucher le cosmos, mieux le présenter aux yeux de l’art – qui a su s’en résoudre – et aux yeux de l’humain – qui est concerné plus que jamais -, tout cela au nom d’un imaginaire.

Voyage of time est donc la transcription fictive du cosmos à travers l’étonnante générosité de sa mise en scène et la symbolique particulière du geste malickien. Face à un art aussi achevé, aussi parce qu’il suscite des tas d’interprétations au sein des consciences cinéphiles, Terrence Malick achève (ou pas) une longue entreprise de raisonnement. Cela lui aura pris du temps, mais à présent, nous savons pourquoi…