Gemini Man – Du semblable à l’identique [CRITIQUE]

Filmé en 120 images/secondes pour une résolution en 4K, Ang Lee continue de repousser les limites du numérique avec Gemini Man. Une hybridation de la prise de vue qui cherche son équivalent dans la destinée de ses personnages. 

A l’amorce d’une scène de course-poursuite, Ang Lee exécute une mise en scène frénétique calquée sur le motif de l’observation entre le chasseur et le chassé. Ces derniers sont Un : Will Smith, acteur que l’on sait en perte de vitesse qui, dans Gemini Man, voit son moi d’il y a vingt ans le pourchassé à la suite d’un mauvais coup orchestré par le gouvernement américain pour lequel il travaillait. La première partie de cette amorce joue sur les silhouettes des corps qui, à l’épreuve du déluge de balles tirées, se montrent de manière tout aussi frénétique. Enfin, juste avant que le vieux Will Smith monte sur la moto de la course-poursuite, un pur instant de suspension assemble pour de bon cette mécanique du chasseur chassé lorsque l’acteur, à travers le viseur de son fusil, aperçoit son moi d’antan, le même qui berçait les familles américaines dans Le Prince de Bel Air  et du monde entier dans le premier Men in Black. Celui qui s’apprêtait à tirer pour neutraliser le chasseur semblable retire alors son doigt de la détente, et ne comprends pas.

Si c’est à travers une vitre transparente (le viseur du fusil) que la question du double s’installe dans Gemini Man, c’est pourtant bien le reflet de la vitre qui sera exploité pendant l’heure et demie restante : car puisqu’il est question de fantômes et de miroirs, tout est voué à ce que le film peut apporter, de manière rétrospective et inversée, à l’idée, de plus en plus vaine à notre époque, du changement et de l’hybridation de la société.

Révolution tranquille

Avant tout, le reflet n’est que la manifestation d’un phénomène de retour d’une apparence vers un seul et même point de vue qui émet cette même apparence. Le retour (sur soi), dans Gemini Man, est tout ce qui le constitue. C’est ce qui déclenchera ce duel entre les deux Will Smith, bien sûr, mais aussi toute la postérité d’un temps passé (l’enfance difficile du personnage) à travers lequel véhiculent aussi bien des regrets (le père absent, la gravité d’un choix) que des souvenirs douloureux (la courte séquence de rêve). Une dimension temporelle exemplaire, intelligemment voilée, parfois émouvante. Le génie du film est d’apporter à ce phénomène de retour un contrechamp déséquilibré, celui d’un humain, le même, plus jeune, issu d’un processus de clonage, qui ne porte pas de prénom (Junior) et dont le père (joué par Clive Owen) impose la vie plus qu’il ne la libère. Cette fausse idée du progrès issu des récits de science-fiction se déséquilibre justement par la figure du père qui – comme dans Ad Astra – en même temps renverse, de manière quelque peu douteuse ceci dit, la dimension du reflet inversé pour que chacun des deux Will Smith puisse épouser une autre perspective d’eux-mêmes. L’alchimie prend alors forme. Le progrès, le changement, se faufile d’abord dans la possibilité, si difficile, éprouvante, d’être en accord avec soi : questionnement intime qui parcoure le cinéma  d’Ang Lee (Billy Lynn, Hulk, L’Odyssée de Pi).

La notion de reflet inversé ne contient pas seulement l’épopée de Will Smith, mais bien une certaine idée du cinéma. Tourné en 120 images/seconde pour une résolution en 4K (sans oublier un maniement gargantuesque de la 3D), Gemini Man accomplit la question du numérique au cinéma plus qu’il ne la repousse dans ses limites, c’est-à-dire que l’heure n’est plus venue d’opposer le numérique et l’argentique – et de savoir s’il le premier prendra le pas sur le second – tant l’un est le reflet inversé de l’autre dans la sphère si géante du cinéma, certes, mais en même temps si intime d’une proposition d’image, de l’invention, de la transmission d’idées entre un créateur et un spectateur. Inverser ne veut pas dire s’opposer, mais sonder les changements de l’un envers l’autre. Gemini Man montre à quel point le cinéma, lui aussi, peut s’hybrider. Une telle prise de vue fournit tellement de détails (un piqué d’image d’une netteté absolue) et d’inventions (plans-séquences vertueux, nuances dans les couleurs sombres, réalisme décuplé) qu’il est à la mesure de l’épopée de Will Smith, c’est-à-dire en accord avec l’idée que le progrès d’une telle démarche n’est réalisable que si elle douée de provoquer le changement. Mission accomplie, car cette hybridation des points de vue procure des sensations tout bonnement inédites.

L’un des plus beaux enseignements de Gemini Man, outre son scénario en trois lignes et son manque de profondeur dans les questionnements les plus existentiels, c’est qu’il est pourvu d’optimisme, de changements et de transitions entre les formes cinématographiques : ce qui le place nettement au-dessus de la mêlée des œuvres traitant d’une humanité sur le déclin ; de quoi le rendre indispensable, voire culte.