Après Incassable et Split, M Night Shyamalan restitue ses croyances les plus primaires dans Glass. Un hymne anti-spectaculaire à la fiction et ce qu’elle véhicule comme images, et comme mythes. Jubilatoire, et bouleversant.
La place de la fiction dans le cinéma de Shyamalan se traduit par un défi d’écriture et la manifestation d’un phénomène à part entière ; à travers ces caractères qui se (dé)construisent, capables d’altérer le réel. Elle se trouve par intermittence, comme une présence qui ne dit pas son nom, car elle est au fond toujours un peu prise de court par ces principes de réalités greffés au cinéma du réalisateur. Cette ambiguïté tombe lors du fameux « twist » cher au réalisateur, la fiction devient alors cette cape que revêt le réel.
Quand Incassable se termine par exemple, tout se bouscule : on assiste, bouche bée, à une sorte de rattrapage de la fiction sur ce qui est plus vrai que nature, ou en tout cas ce que l’on croit être vrai. Et quand Split se conclut, même tour de manège : on retrouve David Dunn rattrapé par le fantasme d’une fiction qui, jadis, s’est ancrée en lui, lorsqu’il découvrit ses pouvoirs surhumains, et qu’il a finalement assumé en sauvant les innocents et en punissant les coupables. Cette récupération, le but de Dunn à cet instant, c’est ce qui provoquera cette trilogie, et donc ce Glass : il faut rattraper la Bête. On voit ici tout un symbole dans l’écriture qui vient : après un passage à vide, Shyamalan retrouve ses pulsions fictionnelles les plus pures pour réactualiser sa croyance envers ses images qui, bien présentes, errent malgré tout. Et, miracle, Glass est bien ce twist qui tend à définir les frontières les plus minces entre réel et fiction ; mais plus encore, entre l’humain et le monstre, le gentil et le méchant, les images et son spectateur.
Un film anti-spectaculaire
La première frontière, si bien qu’il y en ait une dans cette vague d’images équivoques, qu’elle est-elle ? Comme dans ses derniers films, Shyamalan prend le parti du trouble psychique pour distiller plusieurs plans d’attaques. Glass raconte l’histoire d’une pratique nouvelle : la psychiatrie du super-héros, celle dont David Dunn, la Bête et Elijah, lui aussi de retour, sont les objets d’études contraints, au cœur d’un hôpital psychiatrique ultra-surveillé. Ce parti-pris doublé d’un accent ultra-contemporain est défendu par une psychiatre qui tente de les convaincre qu’ils ne sont pas des super-héros, puisque leurs actes soit disant héroïques peuvent être rationalisés. Un traitement assez sévère leur est réservé. Glass est d’abord ironique dans cette perspective de rattrapage de la fiction (les super héros) sur la réalité (la psychologique rationnelle) cher au réalisateur. Il démarre en fait en sens inverse, ironisant sur ces blouses blanches qui fantasment à l’idée de comprendre ce qui les dépasse. Plus encore, Shyamalan installe, lieu oblige, une forme de claustro froide, anti-spectaculaire dont le seul air espiègle – symbolisé par le rôle ingénieusement endormi de M. Glass – est capable de suspendre une salle de cinéma. Une leçon de mise en scène à l’ambiance glaçante qui forme une prise d’otage du réel sur la fiction.
Dans le prolongement de ce désenchantement lent, plus halluciné qu’hallucinant, le film se dévoile un peu plus et montre jusqu’à quel point ces hommes – et la part de spectaculaire qui se cache en eux – peuvent se confronter au défi du réel, et donc trouver l’épure de leur héroïsme. Chacun leur tour, les personnages auront un rôle à jouer dans ce rattrapage, finalement imminent et presque inarrêtable, de la fiction sur le réel. Les images reprennent le contrôle, et Shyamalan convoque à peu près tous ces meilleurs réflexes, entre retournements scénaristiques, convocation à grandes enjambées de seconds rôles essentiels et éclosion de ce qui ressemble de plus en plus à un film double : entre désagrégation des institutions et réappropriation du film de freaks, il n’y qu’un pas. Car ce que Glass semble nous dire, c’est la façon dont les caractères les plus opposés fabriquent, ensemble, leur propre rapport de dépendance – on dit souvent qu’un héros n’existe pas sans son antagoniste, par exemple. M. Glass le dit lui-même à travers deux répliques, l’une énonçant que les comics préparaient de tels exploits dans la vie réelle, et que dès lors il ne s’agit plus de fantaisie. Deux corps opposés et en mouvement : réalité et fiction. Une seule aspiration : leur interdépendance.
A partir du régime qui les compose, c’est tout un rapport aux images qui se pose, et qui n’est pas anodin tant l’imagerie super-héroïque semble débordée dans nos sociétés occidentales. Glass, par son pari d’une économie des images et du ton, comme une forme d’autocritique, pousse l’ambiguïté encore plus loin. C’est ici toute la croyance de Shyamalan envers les images qui trouve son climax, jusqu’à ce que les personnages eux-mêmes s’interrogent sur ce qu’ils sont réellement. A en témoigner ce final d’une émotion absolue qui prend à bras le corps des personnages qui, dans un souffle désespéré, remettent leur identité en jeu ; de quoi faire éclater la fiction en mille brisures de verre disséminées un peu partout dans le générique de fin. Et soudain la réalité ne semble plus si triste et froide qu’avant, car elle a été altérée par des images qui la dépassaient, et qui maintenant la composent. Telle est le cycle des images, celles qui rattrapent et s’échappent pour subvenir aux besoins les plus fondamentaux ; les rêves, les histoires que l’on se raconte, et que Shyamalan a racontées tout au long de sa carrière d’auteur inclassable.