HEUREUX COMME LAZZARO – ANGE EN CAVALE [CRITIQUE]

Prix du scénario au dernier Festival de Cannes, Heureux comme Lazzaro est un objet hybride à mi-chemin entre le conte de fées et le film politique. Il éclabousse par sa poésie et son sens du récit, mais n’évite pas certaines lourdeurs.

Un groupe de paysans coupé du monde, travaillant pour une mystérieuse marquise, et parmi eux un homme, Lazzaro (Adriano Tardiolo, une révélation), à la grandeur d’âme inégalée et à la bonté inhumaine. Avec ce personnage au regard dénué de méchanceté, la réalisatrice italienne Alice Rohrwacher s’interroge sur la société moderne, les rapports de force entre les puissants et les plus faibles et la violence du monde. Si le sujet peut laisser perplexe par sa naïveté, il s’en dégage tout de même une certaine vérité qui se perd parfois dans un symbolisme trop poussé et poussiéreux.

Le Christ s’est arrêté à l’Inviolata

Lazzaro est toujours prompt à travailler, rendre service ou aider les différents paysans. Il est exploité par ses semblables, eux-mêmes exploités par la marquise, et ne connait ni la révolte ni la violence Il vit le présent en lui faisant confiance. Alors : trop bon, trop bête ? Le film est coupé en deux avec une première partie qui s’attache à la vie des paysans et met en évidence les différents rapports de force et une deuxième qui transporte le héros dans le monde moderne où la véritable violence – celle de la société – s’exprime. C’est un voyage qui se fait entre l’ancienne vie du personnage et la modernité, tout a semblé changer et évoluer, mais il reste le même. Lazzaro est comme l’image du film, c’est-à-dire sans masque, sans artifice, et donc universel. Les événements coulent sur lui, le traversent, sans jamais le marquer. La caméra s’attache particulièrement à son regard et c’est dans ces moments que le film trouve ses plus belles réussites. C’est en s’attachant à ce qu’il est profondément, sans discours parallèles inutiles, que le personnage existe réellement au milieu des autres qui ne font que l’asservir.

Le traitement hyper réaliste de la première partie prend des accents d’étrangeté avec ce paysan qui fait se lever le vent grâce à son souffle, ou avec ces loups qui répondent aux cris de Lazzaro. Lorsque l’étrange prend le pas sur le réalisme, ou se mélange totalement à lui, le film trouve un second souffle et peut enfin déployer son sujet. Lorsque les paysans sont découverts par la police et ramenés à la civilisation, Lazzaro est perdu et assommé par une chute dans la montage. Lorsqu’il arrive dans le monde moderne, il n’a pas vieilli, contrairement aux autres paysans qu’il retrouvera sur son chemin. Il prend alors une nouvelle dimension et, avec lui, le film. En ne vieillissant pas il devient une figure quasi-christique, un homme que la bonté a préservé du temps qui passe. Son élévation vers la sainteté ne se fait pas par des effets spéciaux ou des pouvoirs magiques mais simplement par des mouvements de caméra, certes un peu longs, qui survolent l’espace et s’élèvent. Le temps joue alors son rôle, lui qui n’a pas pris une ride se retrouve face à d’anciens compagnons qui pensaient qu’il était mort ou qui n’y pensaient plus mais il est comme ressuscité, d’où le côté parabole biblique – Lazare étant l’homme que Jésus aurait ressuscité – que porte le film de manière un peu lourde. Il devient alors le témoin impuissant de la réalité de la vie actuelle où les exploités d’hier – ses anciens compagnons – sont toujours exploités aujourd’hui.

Le formidable dépassement du récit qui mélange les différents temps se trouve quelque peu gâché par des effets de « conte » qui desservent le film et jurent avec la poésie et la sensibilité déployées par moment. La présence de la voix off est trop appuyée lorsqu’elle opère une digression sur le loup qui ne va pas bien loin. Paradoxalement, c’est en voulant se rapprocher du personnage, en voulant lui donner un caractère encore plus beau que ce qu’il est déjà que le film s’en éloigne et le perd quelque peu. Il ne reste donc que des fulgurances qui permettent au charme d’opérer complètement comme lorsque Lazzaro, épuisé par le monde, lève les yeux vers la lune et laisse tomber une larme.