JACKIE – LE POIDS DU DEUIL [CRITIQUE]

22 novembre 1963, John F. Kennedy est assassiné à Dallas. Au cœur de cet événement dramatique: Jackie Kennedy, la femme du président, dont le chagrin est incarné par une Natalie Portman sublime. 

Alors que Hollywood est empêtré dans une succession de biopics plus classiques les uns que les autres, le nouveau film de Pablo Larraín (NoEl Club…) nous rappelle comment et pourquoi il est important de raconter l’histoire de personnages dont l’envergure dépasse le cadre de mise en scène. Jackie Kennedy semble prédestinée à apparaître au cinéma, elle qui aimait vivre dans l’élégance de ses apparitions et de son contact avec la population américaine. Interprétée par une Natalie Portman sur laquelle nous reviendrons, la femme du 35ème président des Etats-Unis fait l’objet d’un long-métrage à l’ampleur dramatique considérable, où la question du deuil posée par Larraín se conjugue parfaitement avec la mise en scène de ce dernier. De quoi, aussi, raffiner un contexte dominé par l’incontestable humanité du personnage.

Les points de vues politiques voire conspirationnistes souvent adoptés autour de l’assassinat de JFK sont absolument rejetés par le réalisateur, espérant ainsi cerner toute la complexité d’une femme qui navigue dans le temps du deuil, comme le prouve cette déstructuration temporelle que nous offre le film. Jackie est une héroïne d’une humanité bouleversante dont la vie ne se résume qu’à la survie, à l’enterrement de son mari qu’elle organise tant bien que mal. Le temps d’une heure et demie placée sous le signe de la retenue, le présage d’un drame qui peine à agir en surface se construit progressivement, comme si l’enjeu du film était pleinement intériorisé non seulement par le personnage, mais aussi par le spectateur. Jackie est un drame qui retient son souffle du début à la fin, qui s’exprime à travers un paradoxe dramatique saisissant: la violence de la situation qui se confronte à l’économie des mots. S’il s’agit d’un deuil où la douleur et le pardon peinent à s’accorder – parti-pris majeur et accompli par le métrage -, alors il va être aussi question d’un pacte entre la mise en scène et le personnage ; un pacte d’une portée cinématographique absolument sensationnelle.

Source certaine de cet accomplissement, Natalie Portman est incontestablement dans l’un de ses meilleurs rôles, au même titre que son personnage de Nina dans Black Swan. Dans Jackie, l’actrice fait preuve d’une sincérité à toutes épreuves, définissant parfaitement tous les traits émotionnels de son personnage. Le travail sur le costume et sur le maquillage n’y sont évidemment pas étrangers : la traversée dramatique de Jackie est aussi permise par la parfaite fusion entre l’interprète et son personnage ; mais, au-delà de la ressemblance et de l’investissement de l’actrice, le biopic est soudé à son personnage comme jamais.

S’apercevoir d’une telle prestation ne serait pas possible sans la cinématographie de Pablo Larraín, lequel utilise les gros plans comme une véritable vertu de mise en scène, loin de l’académisme récurrent des biopics hollywoodiens. La caméra du metteur en scène ne lâche jamais son sujet. Il faut filmer tout le désarroi qui l’entoure et s’insérer dans une véritable bulle dramatique dont la seule échappatoire est l’agitation du contexte (la scène de l’enterrement, d’une violence inouïe) et quelques rêveries qui, elles aussi, ne sont qu’intériorisées par la First Lady – avant ce final, d’un hommage saisissant à la femme courageuse qu’elle a été.

Le paradoxe dramatique sublimé par la mise en scène, en plus d’être une partie prenante d’une atmosphère globale, trouve aussi certaines inspirations qui rythment à elles seules le métrage. L’utilisation du Super 16mm (dont Darren Aronofsky a aussi hérité pour son Black Swan), joue un grand rôle dans la perspective très intime du film et dans cet aspect rétro indissociable aux émotions du personnage : le croisement entre l’intime du personnage et la violence historique des faits la met à l’épreuve, et c’est là toute la force affective du film. L’introspection du personnage partage plusieurs remises en question, comme celle du deuil, oui, bien sûr, mais aussi du temps, de l’altérité et de la médiatisation. La dualité totale dont fait preuve Jackie se traduit certes par tout ce qui été dit jusqu’à présent, mais aussi par la confrontation entre passé et présent, la société et l’individu et enfin l’humain face à la performance, ce que Jackie elle-même évoque dans le film au cours d’un entretien avec le frère du défunt président qui, quelques années plus tard, sera lui aussi assassiné. Le destin s’écrit au présent, mais elle n’arrive pas à avancer et tourner le dos au passé : bouleversant.

Jackie est un chef-d’oeuvre d’une complexité inattendue, porté par une Natalie Portman dont le talent est évident et filmé par un Pablo Larraín inspiré et sûr de sa force. La traversée du deuil du personnage, dans tout ce qu’elle regorge en termes de cinématographie, est peut-être l’une des aventures les plus émouvantes de ces derniers mois, et prouve que l’humanité peut aussi se rendre compte du drame qui la constitue, au nom d’une douleur dont la seule définition, au même titre que celle du film, se résume à une illumination prématurée.