Depuis les hautes vallées du Wyoming, Kanye West a mis à exécution son nouveau plan musical en monopolisant un mois entier à travers ses sorties de projets… Non sans peine ! Notre bilan.
Kanye West est un personnage, un artiste bien singulier. Génie pour les uns, escroc pour les autres. Le talent est toujours source de discussions. Son dernier projet The Life of Pablo sorti en 2016 nous prouve que, du haut ses 40 ans, Yeezy a toujours la main et qu’il ne cesse de se réinventer. Le problème étant que ses frasques et ses provocations en tout genre commencent à fausser l’appréciation objective de sa musique. À force de jouer sur sa folie et sa schizophrénie, il pourrait désormais sampler un bruit de chasse d’eau que sa communauté continuerait à crier au génie. On peut alors se demander si l’artiste ne cède pas à la facilité au dépend de son exigence d’antan.
Pourtant, c’est en mai dernier que Kanye balance sur Twitter la liste de cinq albums dont les sorties respectives sont prévues en l’espace d’un mois. Rien que ça. On peut alors voir le producteur lors d’une courte vidéo en train de bosser une instru’ avec cinq tracklists sur tableaux blancs. Le casting fait rêver : Pusha T, Kid Cudi, Nas, Teyana Taylor et Sir Omari West en personne. La plupart n’ont pas sorti de projets depuis des lustres, alors on ne peut que s’enthousiasmer… Ou s’inquiéter. Autre détail, chaque tracklist comporte sept morceaux. C’est court, mais Kanye s’en défend sur les réseaux : il ne veut que du lourd, de l’efficace. Zéro filler. En voilà une idée qu’elle est bonne ! On peut surtout y voir une technique novatrice pour occuper le game durant des semaines, sans pour autant lâcher un album de 30 pistes formaté pour les top playlists des plateformes de streaming.
CHAPITRE 1 — DAYTONA |
C’est donc Pusha T qui ouvre le bal. Trois ans après King Push – Darkest Before Dawn: The Prelude, il revient avec un album d’une rare et courte intensité. Changement de titre à la dernière minute, sans parler de la cover trouvée in-extremis en achetant la photographie de la salle de bain de Whitney Houston pour la modique somme de 85 000 dollars ! On peut alors se demander si Kanye West n’est pas déjà débordé par son planning créatif…
À la première écoute, l’album semble en effet rushé, de par la courte durée des morceaux et quelques lignes de Kanye à la temporalité trop récente pour avoir été bossé sur un temps long. Il n’en reste pas moins une atmosphère cohérente et prégnante. On doit la réussite de ce premier projet à la finesse lyricale de Pusha T, toujours aussi inspiré, et à quelques highlights dans les productions : le magnifique Hard Piano, Santaria, ou encore le très sombre What Would Meek Do?. Mike Dean est toujours dans la boucle et exploite le sombre univers du King Push pour le rendre plus explicite. À la fin de l’écoute, on se dit que finalement la pochette de l’album représente bien son contenu…
Le projet se termine sur une pique lancée à Drake, s’en suivra un intensif beef. Soucieux de la promo’ de son album qui arrive à la fin du mois de juin, Drake n’alimentera pas davantage le clash (la suite, on la connaît), même s’il a offert à Pusha T une exposition supplémentaire autour de DAYTONA. C’est toujours ça de pris.
CHAPITRE 2 — ye |
Le producteur d’une longue série d’albums sort-il déjà sa pièce centrale ? Difficile à dire à ce jour tant le projet est minimaliste. À l’image de la cover, prise en photo avec l’iPhone de Kanye sur le chemin de sa Listening Party. Avec une allusion directe à sa santé mentale, sa dépendance aux médicaments divers… ye n’est pas un mauvais album, mais il résume bien l’image de son auteur aujourd’hui. Une sorte d’artiste contemporain qui fait un point rouge sur une toile blanche, ce qui lui vaut tout un roman d’interprétation. Et il l’a bien compris…
Une chose est sûre, c’est bien parce que c’est Kanye West que ye peut se targuer d’avoir une belle audience. Un illustre inconnu aurait sorti le même contenu, très peu se serait retourné dessus. Reste quelques morceaux de réécoute, comme I Thought About Killing You, Yikes, ou Violent Crimes.
CHAPITRE 3 — KIDS SEE GHOSTS |
Kid Cudi le Saint Sauveur ! Le projet commun Cudi & West est une pure réussite, un petit bijou. On continue notre fil rouge visuel en abordant tout d’abord la très jolie cover, signée Takashi Murakami, à qui l’on doit déjà celle du mythique Graduation.
Le mariage artistique opère dès le premier morceau : le refrain envolé de Kid Cudi, les backs endiablés de Yeezy. On décolle du siège ! La guitare de Fire, les keys de Reborn (la renaissance du Man of the Moon), le sample de Kurt Cobain sur Cudi Montage… Des vrais moments d’émotions ! Ici, la créativité est à son apogée, Kanye n’est plus tout seul aux commandes et on prend enfin la dimension du travail engagé.
CHAPITRE 4 — NASIR |
Il est évident que Nas est attendu depuis l’annonce de la « Yeezy Season ». Son dernier (et excellent) album remonte à 2012. On pensait que sa carrière solo était bel et bien terminée et qu’il se contenterait de poser sur quelques collabs remarquées, comme sur le très réussi Nas Album Done de DJ Khaled. Mais on vient de savourer Kids See Ghosts, on est confiant et on a hâte ! Côté cover, on a cette fois-ci droit à une photo de Mary Ellen Mark, qui en 1988 couvrait les quartiers défavorisés du sud de Dallas marqués par une pauvreté et une violence quotidienne. L’histoire de rappeler que 20 ans après, cette célèbre photo est toujours tristement d’actualité.
Changement d’ambiance donc avec un album plus « classique » dans les sonorités, favorisant une ambiance de mafieux repenti. « Escobar season begins ! ». Not For Radio nous plonge directement dans le bain aux côtés du parrain Puff Daddy. Kanye et son équipe démontrent encore une fois leur art du sample avec des morceaux très bien exécutés : le percutant Cops, la super-héroïque White Label, le doux Bonjour, ou encore le millimétré Adam & Eve. Du brut, de l’efficace, un album qui va à l’essentiel, Kanye l’avait promis. On est ravi avec ce NASIR, surtout aux côtés d’un Nas plus en forme que jamais !
CHAPITRE 5 — KEEP THAT SAME ENERGY |
Cette folle saison musicale se termine donc sur un hommage au R’n’B d’antan, avec une Teyana Taylor toujours aussi élégante, même sur un vieux drap fleuri. Ce n’est pas la première fois que Kanye West collabore avec la jeune chanteuse de 27 ans. Elle ouvrait déjà My Beautiful Dark Twisted Fantasy en 2010 avec ses chœurs, avant de rejoindre le label GOOD Music deux ans plus tard. Mais c’est dans le clip de Fade qu’elle se révèle au grand public, à travers son énergique performance de danse.
K.T.S.E est un album pour les nostalgiques du R’n’B 1990 – 2000. Ça sonne Janet Jackson, mais on peut compter sur Yeezy, Mike Dean et Boogz pour remettre la sauce au goût du jour. Un projet plus classique, dans la même lignée artistique que son prédécesseur. On aurait aimé plus de prise de risque à l’image d’un WTP, mais on ne peut s’empêcher de savourer Rose in Harlem et son sample de The Stylistics, ou encore les enivrants Gonna Love Me et Hurry. On excusera certains cuts de morceaux aussi net qu’un claquement de porte, ce qui démontre encore une fois que le challenge de départ manquait peut-être un peu de préparation…
Le producteur nous a offert une parenthèse musicale novatrice dans sa forme et sa communication. Occuper un mois entier en faisant face à de grosses sorties surprises, comme l’album du couple Beyoncé & Jay-Z ou faisant passer à la trappe certains projets (comme le très attendu Redemption de Jay Rock), ce n’est pas un pari facile, même quand on s’appelle Kanye West.
Pourtant sa stratégie du storytelling a encore opéré à merveille, depuis l’annonce de sa session studio perdu dans le Wyoming à l’organisation de Listening Parties hebdomadaires. Une communication minimaliste à l’image du processus de fabrication des cinq projets. On sent le côté bricolé, l’urgence, mais cela fait plaisir de voir qu’un artiste aussi puissant ose se mettre en danger en se lançant un tel défi. Kanye West nous montre surtout qu’il n’a jamais été aussi à l’aise quand il s’amuse avec les samples, nous offrant une large variété de couleurs sur ses tracks.
On s’en sort donc avec beaucoup de morceaux à réécouter durant l’été et surtout un épisode singulier dans l’histoire de Hip-Hop, ce qui n’aura pas manquer de créer de l’effervescence dans les différentes communautés d’amateurs. C’est ce qu’on veut, c’est ce qu’on aime.