La Belle Noiseuse — L’hubris du cinéaste scrute celle du peintre [CRITIQUE]

Édouard Frenhofer (Michel Piccoli), artiste au chevalet depuis longtemps remisé, revient à la peinture pour achever sa Belle Noiseuse, tableau définitif qui devra magnifier le reste de sa carrière.

Frenhofer passe par plusieurs toiles intermédiaires pour parfaire La Belle Noiseuse, tableau et point d’orgue de sa carrière jusqu’ici laissée en suspens. De nombreuses heures de pose pour sa modèle Marianne (Emmanuelle Béart), de nombreuses ébauches et trois, quatre toiles ; et pourquoi pas reprendre – quitte à l’écorcher – une première version du tableau abandonnée depuis plus de vingt ans, comme pour mieux achever le peintre qu’il a cessé d’être.

La sensationnelle durée du film fait écho à son sujet 

Jacques Rivette se fait reflet de Frenhofer, épouse son rythme de travail et occupe le temps nécessaire pour documenter la création du tableau : en l’occurrence, presque quatre heures. Film-somme fait d’une succession de détails et gros plans, hommage informel au style de Balzac dont le scénario s’inspire librement (Le Chef d’œuvre inconnu, 1831), La Belle Noiseuse décrit méticuleusement le processus de sa création.

L’hubris – la démesure, l’orgueil – du cinéaste pour observer celle du peintre ; quoi de plus cohérent chez un réalisateur perfectionniste qui filme la recherche de la perfection ? La démesure est de mise, et si, dans le cas de Rivette, elle est récompensée par le Grand Prix à Cannes, le spectateur doit se lancer dans La Belle Noiseuse sans certitudes quant à ce qu’il adviendra du tableau éponyme. Divertimento (en italien « amusement » ou « diversion », avec une ironie certaine), la version du film montée par le réalisateur pour la télévision est par ailleurs, fait rare, plus courte que la version cinéma… Comme si le film ne tolérerait pas de façon assumée les nombreuses distractions qu’offre le petit écran à son spectateur.

Quatre heures de pellicule pour une étonnante densité

Rivette filme un duel informel entre Michel Piccoli et Emmanuelle Béart ; parfois entre le peintre et Jane Birkin, sa compagne et précédente modèle lorsque ce dernier se décide à sortir de l’atelier. Le rapport à la toile du maître est exigeant : il nécessite de nombreuses ébauches successives et des dizaines de fois les mêmes gestes répétés. L’art de peindre de Frenhofer est usant (pour lui, mais surtout pour les autres) : il abîme ses modèles. Physiquement ? Intellectuellement ? En torturant leurs relations ? Le thème du modèle brisé par la maïeutique picturale du peintre est proche de celui de La Chute de la Maison Usher (Jean Epstein adaptant Edgar Allan Poe, 1928).

La Belle Noiseuse se veut réaliste, inventaire complet du processus de création d’un tableau. Se mêlent l’idée du tableau (succédant à une impasse créative de vingt ans), sa vente à terme par un Porbus dont les motivations restent floues – le profit mis à part, bien entendu – et la question de la transmission. Nicolas (David Bursztein) se rêve en apprenti de Frenhofer, il demeure celui qui a présenté Marianne au maître-peintre, malmenant sa relation avec cette dernière par la même occasion. Autour des séances de pose se diffusent les problématiques personnelles, les relations naissantes, présentes et passées, en définitive le trouble causé par ce qui n’est pas pure création.

Unique ombre au tableau, les scènes dans lesquelles Frenhofer exerce son art sont irrémédiablement situées en dehors de la diégèse du film. C’est la main du peintre Bernard Dufour qui peint, une main fantôme, jamais rattachée au corps de Piccoli autrement que par des champ-contrechamps pompiers. L’aspect documentaire du métrage est constamment sapée par un retour à la fiction, nous rappelant par ailleurs que Piccoli est un acteur, tout aussi excellent qu’il soit : il n’existe pas de passerelle automatique entre les arts.

La Belle Noiseuse, à voir gratuitement sur arte.tv jusqu’au 13 octobre 2020.

Augustin Pietron (Oggy)