Le Monde est à toi – Dérapage contrôlé [CRITIQUE]

Après un passage remarqué à la Quinzaine des Réalisateurs en mai dernier, Le Monde est à toi et ses décalages débarquent enfin en salles. Avec son casting de choix et son ton chaloupé, la sensation que le rire n’emporte pas tout. 

Sous ses airs de feel-bad movie – suivre un anti-héros aux aventures guignolesques où tout ne finit jamais comme prévu, ou presque – et de fausse comédie populaire, Le Monde est à toi a le premier mérite d’avoir fait dynamité la cinquantième édition de la Quinzaine des Réalisateurs et donc de faire parler de lui sur la Croisette. Car même si le décor ibérique de la seconde partie de son film s’assimile bien à la jet-set cannoise, Romain Gavras prouve une fois encore que le jeune cinéma français a de la ressource, aussi bien pour sa capacité à concentrer toutes sortes de talents, vieux et classes – et donc si jeunes – comme Isabelle Adjani ou Vincent Cassel, ou insouciants et déjà confirmés, comme Oulaya Amamra, la divine de Divines, que pour flirter avec les genres pour en tirer une certaine grâce. Et derrière ce mélange entre les registres, bien indicatif de ces personnages torturés et inefficaces qui dérapent constamment, c’est aussi la révélation d’un cinéaste (un peu trop) sûr de sa force.

Détachements

« Scarface serait-il devenu un mec intègre ? », serions-nous tentés de dire puisque Le Monde est à toi (« the world is yours » en anglais, réplique/leitmotiv d’Al Pacino dans le film de Brian de Palma) emprunte d’abord les codes du film de gangsta bas de gamme tenté de s’en mettre plein les poches pour dominer le monde. Sauf que la banlieue, une marque de glaces à l’eau et surtout l’apport de la légalité remplacent l’accent portoricain, la villa de Tony Montana et sa dégaine informe : François, petit dealer qui en a marre des plans relous et qui cherche à monter un business rafraîchissant au Maghreb pour changer de vie, tente un dernier coup suite à la mise en jeu de ses économies – un premier bad-feeling dû à une mère passive-agressive, interprétée par une Isabelle Adjani étonnante et orientaliser à souhait. L’entourage de François s’en mêle, et patatra, le film attendu se transforme en comédie casse-gueule, rythmée par une succession de scènes plus différentes les unes que les autres : comme ces jeunes, et leurs vieux, le film se perd dans le nihilisme de la contrebande pour en tirer un maximum de décalage, mais aussi de cohérence.

Tel un détournement de genre, Le Monde est à toi s’applique dans ce qu’il y a de plus décalé dans les registres qui lui sont promis. Le film est toujours à la limite. C’est ce qui le rend attractif et cohérent : se détacher de la chronique sociale, laisser la comédie familiale et populaire traînée en surface, démystifier l’image du gangster – on adorerait voir Escobar avec un maillot du PSG, du coup ! – et finalement faire un don d’improvisation aux personnages. Seulement, et c’est souvent là que le décalage se perverti, les plans foireux de François et sa bande pour mieux contrecarrer telle ou telle référence sont davantage une affaire d’écriture, et de maîtrise de celle-ci, que d’émotion. On aura donc tendance à valoriser l’apport presque mélodramatique qui s’ajoute aux dérives des genres – il est aussi question d’amour pur et maternel – comme un simple geste au détriment d’une véritable considération des conclusions qu’il impose. On a la sensation, bizarre, que ces aventures, finalement, était trop parfaites et attendues. Perte de l’étonnement.

Si le décalage fait foi, alors faut-il plutôt le démembrer lui aussi de toute part plutôt que de le figurer constamment ; à titre d’exemple, cette apparition sous forme de caméo énigmatique de François Damiens dans un rôle d’harceleur de droite. C’est dans la  mouvance actuelle de faire des genres le point de départ d’une dérivée qui amène son spectateur dans un nul part propice aux émotions. Le Monde est à toi n’en retient qu’un rire polymorphe : gêné, naturel et décoiffant. Faire déraper les genres, oui, et si possible se laisser aller dans ce qu’il y a, au fond, de plus inattendu – pour de vrai cette fois.