Le Quattro Volte: Un cinéma rare et précieux [CRITIQUE]

Présenté à Cannes en 2010 dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs, Le Quattro Volte y avait fait fureur, conquérant le coeur des critiques, remportant le Prix Europa Cinema et décrochant même une Dog Palm auprès du Jury, spécialement introduite pour le film. Retour sur un grand film trop peu connu.

Il y a 10 ans, le Festival de Cannes avait lieu… L’occasion de faire ici un retour sur ce qui se projetait sur la Croisette. Le réalisateur Michelangelo Frammartino y était présent et retraçait à travers Le Quattro Volte -à travers ses 4 structures narratives- les différents cycles de la vie (d’où son titre « les quatre fois »). En 2010, nous n’y étions pas au Festival, mais imaginez que les conditions de salles étaient réunies… Ce qui frappe au bout d’une heure de visionnge, c’est que Frammartino s’attaque à ces 4 vies sans dialogue. Aucun! Le film demeure pourtant rempli d’humour et de tendresse. L’intégralité du film se déroule dans un village idyllique du Sud de l’Italie, dans la région calabraise et réussit à faire un portrait plutôt large de cette culture rurale et de montagne, sans qu’à aucun moment cela ne devienne réellement le propos du film, mais que l’on puisse tout de même en profiter. En ressort alors une sorte de carte postale dépeinte à la pellicule, avec les talents d’un grand maître de la Renaissance, n’utilisant qu’un kit de peinture bon marché… Les moyens du film sont moindres par rapport à son envergure, mais le travail d’observation et le regard amoureux du réalisateur sont généreux et lui permettent d’atteindre une qualité rare… On va tenter d’être plus clairs, pas d’inquiétude!

C’est donc à travers ces « quatre fois », ces quatre vies différentes, que le film réussit à mystifier ses paysages et son récit. Si on ne lit pas de résumé au préalable, on ne réalisera donc qu’à mi-chemin que le film est dépourvu de dialogues. Ce que l’on pourrait considérer un choix radical et fascinant quand on sait à quel point les italiens peuvent avoir la parole facile. On peut jusqu’à aller considérer la parole comme une part de leur identité, très distinctive, mais qui est mise de côté dans cette grande fresque au profit de quelque chose de paradoxalement plus « parlant ». Mais l’action ne cesse pourtant d’habiter le cadre, souvent dans des grands plans larges qui en font sa force visuelle.

Si les protagonistes se déplacent de manière plutôt organique et naturelle dans l’image, il n’y a pourtant rien qui semble laissé au hasard. L’aspect esthétique est minutieusement soigné et le film est en permanence mis en scène. Et pourtant, Frammartino ne semble à aucun moment enfermer ses divers personnages. C’est en tout cas l’illusion qu’il réussit à nous donner. « L’âme » du film n’est pas rigide. Et malgré ces quatre vies différentes que l’on suit, ces quatre héros; qui sont un paysan en fin de vie, une chèvre, un arbre (oui, un arbre) et l’activité d’une charbonnière, le film réussit à former une seule et même continuité, avec une cohérence et une trajectoire de récit qui sont « intimement » claires et qui ne détonnent pas les unes des autres.

Le tout, toujours dans des cadres très posés, où on insiste sur la durée, sur ce pattern cyclique, avec de très longs plans, mais aussi une répétition du même cadre, des mêmes lieux. Parfois à des heures et des jours différents, et même des saisons changeantes.

Si la forme visuelle du film se compose dans notre mémoire majoritairement de ces plans fixes, la caméra accompagne parfois le mouvement, mais ne se met réellement à accompagner la narration que lors de cette fameuse scène du chien qui est quasi-irréaliste et qui lui a valu cette Dog Palm. Il s’agit peut-être de la scène à la fois la plus hilarante et la plus dramatique. Tout part d’un accident entre un petit camion à l’arrêt, un chien et un troupeau de chèvres… (je conçois que les ingrédients de ce cocktail sont douteux…). Mais c’est une vraie mise en scène digne d’un piège à la Tom & Jerry, aux différents paramètres compliqués et absurdes faits de babioles. Cette scène est longue, il n’y a aucune coupe. Vraiment aucune. Et le résultat en est stupéfiant.

La caméra y effectue son premier grand mouvement important et participe au rythme et à la comédie du film. Ce qui se passe sous nos yeux permet alors au long-métrage de prendre un virage abrupt, sans retour-arrière possible, questionnant son rapport en sandwich entre la fiction et le documentaire; « Comment ce chien [qui n’est certainement pas un acteur humain] a-t-il pu exécuter aussi bien ces actions dans cette scène clairement dirigée, sans aucune coupe!? ». C’est presque à s’en tirer les cheveux. C’est là, que le dispositif du film shows off tout son potentiel. Et si cette scène ne vous paraît que peu claire, c’est normal. C’est qu’elle mérite d’être vue sans plus attendre et qu’il est compliqué de vous en dire plus. Le film est définitivement à voir, ne serait-ce que pour ce moment de cinéma.

La thématique

Si l’on est vierges de toute information, ce n’est qu’au fur et à mesure de l’avancement du film et de ses transitions que l’on se rend compte du travail autour de sa thématique. Le film ne s’ouvre pas sur une image de vie. Mais plutôt sur une image morbide, avec du charbon qui fume. Passant très rapidement au quotidien de ce paysan, seul héros humain du film. Néanmoins, le fait de commencer dans l’obscurité de la charbonnière annonce en un sens la fin du film et nous permet de mettre le doigt sur cet élément de fumée et de charbon qui se retrouve présent tout au long. Que ce soit la poussière aux allures de fumée dans l’église, le charbon que le paysan utilise pour se réchauffer, celui qui est distribué dans le village ou même à travers la séquence dédiée à ce grand bel arbre, mis à mort afin de chauffer les maisons des villageois. Sans oublier ce fameux petit camion qui montait une pente longeant l’enclos fatidique des chèvres et qui se retrouve rempli de charbon à la fin. Le film se termine sur un plan des toits du village, déjà introduit auparavant, mais dont l’une des cheminées fume pour la première fois. Symbole d’un foyer au chaud, de vie. En miroir du premier plan, mais aussi une finalité pour cette traversée. Il y a là une idée évidente de boucle, voire même de recyclage, qui donne une importance à chaque élément et qui dessine un univers en parfaite harmonie avec son temps et son environnement. C’est son propos cyclique.

Un documentaire ou une fiction?

Certainement que, parmi vous, il y en a qui ont déjà décroché à l’idée de voir ce qui s’apparente plutôt à un documentaire (et sans dialogues en plus!?). Mais la frontière entre fiction et documentaire est ici totalement brouillée. De manière insolite et assez exceptionnelle. On peut même l’affirmer: ce n’est pas un documentaire. Et même si les films italiens muets d’art et d’essai ne sont habituellement pas votre came, vous ne serez pas déçus. Ce film-ci est l’exception. Ayez confiance.

Michelangelo Frammartino n’en est pas à son premier coup d’essai. En 2003, il réalisait Il Dono, dont le succès fut moins grand que Le Quattro Volte, mais dans lequel sa maestria était déjà au rendez-vous. Mais dans un autre genre, moins documentaire pourrait-on se risquer à dire, mais aussi plus cru et plus sombre.

On ne peut que vous recommander vivement cette découverte. Peu nombreux sont les cinéastes qui achèvent un tel niveau. Frammartino n’a réalisé qu’un court-métrage depuis, en 2013, et il passe la majeure partie de son temps à enseigner dans les facultés italiennes, mais on espère vivement le voir à nouveau derrière la caméra. Notre dernier argument: Le Quattro Volte est certifié Fresh à 93% sur Rotten Tomatoes et cette une moyenne que l’on approuve fortement. On vous laisse avec la bande-annonce et l’affiche du film.