Le Traître – Maestro Bellocchio [CRITIQUE]

Il Traditore tient une place de choix dans la filmographie de Marco Bellocchio. À travers une réalisation magistrale, le cinéaste observe le parcours de Tommaso Buscetta, premier mafioso pentito, et sa psychologie. 

Thriller politique italien des plus classiques dans ses premiers instants – le premier mouvement du film présente une suite d’exécutions qui n’est pas sans rappeler celle de Il Divo de Paolo Sorrentino (2008) -, Il Traditore prend un virage soudain et devient un excellent film de procès mais aussi d’introspection.  

Marco Bellocchio est un cinéaste en quête de vérité ; il a toujours observé des individualités dans la tourmente de l’Histoire. Ses films sont autant de portraits de personnages aux travers desquels il scrute les événements historiques. Que ce soit la vie extra-conjugale de Benito Mussolini dans Vincere (2009) ou le débat sur l’euthanasie en Italie pendant l’affaire Eluana dans Bella Addormentata (2012), ses sujets impliquent des sociétés entières. Son cinéma est militant. Marco Bellocchio est un des seuls réalisateurs italiens – sinon le seul – qui participe aux mouvements étudiants de 1967/68. Ouvertement maoïste, son deuxième film, La Cina e Vicina (1967) remporte un prix joint avec La Chinoise de Jean-Luc Godard au festival de Venise tant leurs thèmes et modes de réalisation sont similaires. Ensuite, selon l’historien Paul Ginsborg, les films que Marco Bellocchio réalise dans les années 1970 sont autant « d’attaques directes contre les institutions ». Il critique l’Église dans Nel nome del padre (1972), un film largement autobiographique qui se déroule dans un internat de jésuites ; les médias dans Sbatti il mostro in prima pagina (1972) ou encore l’Armée dans Marcia trionfale  (1976).

Dans cette optique, Bellocchio vient compléter le paysage cinématographique italien des exactions de la mafia (Suburra, Gomorra, Piazza Fontana, … ). Il n’omet pas le romanesque, loin de là, mais ne glorifie pas. Il enquête, documente et observe d’un point de vue interne les tiraillements de Tommaso Buscetta, son personnage principal. 

Tommaso Buscetta est le premier mafioso pentito. À ce titre, le film est traversé de plusieurs dilemmes jamais résolus : Buscetta est-il un héros, un menteur ? Ou peut-être rien d’autre qu’un fuyard, en définitive ? Il est incarné par Pierfrancesco Favino – habitué des personnages aux motivations peu claires, à l’image de son député dans Suburra (Stefano Sollima, 2015) – qui livre une interprétation baroque, mi-Belmondo dans Stavisky (Alain Resnais 1974), mi-personnage shakespearien. « Superbe » est l’adjectif juste, dans chacune de ses acceptions. Le prix d’interprétation cannois lui revenait de droit ; si seulement Antonio Banderas ne s’était pas mis en travers de sa route.

Se venger de ses anciens pairs sans tomber de leur côté

Buscetta est en effet un personnage fait de contradictions mais systématiquement sûr de ses actes. Il méritait d’être scruté à l’échelle de sa vie ou au moins d’un film de 2h30, tant sa rhétorique est déroutante. Selon lui, il y aurait une mafia des valeurs, base de la société italienne ; une autre qui, dévoyée, commet les pires exactions. Un meurtre prendrait alors un sens différent selon qu’il ait été commandité par « la commission » ou non. Lorsqu’il le dit, c’est la tête haute et sans regret. C’est Buscetta qui révèle aux juges le mode de fonctionnement d’une mafia dans laquelle il a été impliqué sans honte. Il ne le fait toutefois que parce que selon son code d’honneur, c’est la seule façon de se venger de ses anciens pairs sans tomber de leur côté. C’est lui et lui seul qui développe cette relation spécifique avec le juge Falcone. Lui enfin qui prend les décisions pour sa famille, seul. 

La famille demeure l’un des thèmes principaux du Bellocchio des années récentes. Dans Vincere, Bella Adormentata ou Fai Bei Sogni, il traite de la famille comme ennemi intime de chacun, aussi omniprésent et inévitable que redoutable. Les tensions au sein de la famille Buscetta sont au centre du Traditore. Certains disparaissent, d’autres se cachent ; les derniers se déchirent. Ensuite vient la mafia, dont les membres après tout voudraient voir leur liens comme ceux d’une famille et sont prêts à l’utiliser comme moyen de pression. Tommaso, au sommet de cette famille, commet nécessairement des faux pas. 

Il est intéressant par ailleurs de remarquer que Buscetta n’est pas nécessairement celui que l’histoire a retenu. Le seul héros du film, Bellocchio le déclare lui-même, c’est le juge Falcone. Celui dont chacune des apparitions est ponctuée d’un point d’interrogation : « La » scène viendra-t-elle conclure cette apparition ? Son destin est connu, scellé ; le film de Bellocchio n’est pas fait pour nous apprendre son assassinat. Lorsqu’il le filme enfin, presque par surprise, la séquence est à couper le souffle.

Reconstituer et questionner sans nécessairement tirer de conclusions

Bellochio montre qu’il demeure le réalisateur le plus à même de proposer une réflexion sur la société italienne et ses non-dits historiques. À l’heure où le cinéma italien rayonne plutôt par ses tentatives de reconstitution et les dérives sorrentiniennes dans une post-vérité baroque, Bellocchio observe minutieusement un moment historique et les problématiques qui en découlent. La démarche est proche de celle d’un Francesco Rosi (Le mani sulla città, 1963) : reconstituer et questionner sans nécessairement tirer de conclusion. Il filme les lieux du « Maxi-Procès » et son déroulement particulier avec précision, et sa réalisation en dit autant sinon plus que les mots des participants. 

On retrouve cette maestria de la mise en scène tant dans les scènes d’action pure de la première partie du film que dans celles où Buscetta hallucine. Le tout souligné par des pièces musciales rapportées choisies avec soin. Va, Pensiero (du Nabucco de Verdi), Vertige de René Aubry ou encore les accents électroniques de Niels Frahm viennent émailler la bande originale de Nicolas Piovani

Il Traditore est donc une plongée simultanée dans la psyché de Buscetta et dans les démons de l’Italie, servie par les talents conjugués du réalisateur et de son acteur principal. 

Augustin Pietron (Oggy)