LES FANTÔMES D’ISMAËL – PASSION ET SUPERSTITION [CRITIQUE]

Sur les traces de Hitchcock et de Bergman, le nouveau film d’Arnaud Desplechin interroge le sentiment amoureux comme lorsqu’on s’attache à leurs fabrications passées. Fascinant, mais inégal. 

Le poète romantique du XIXème siècle aimait faire de son souvenir et de ses rêveries des pierres angulaires de sa poétique ; une rhétorique où l’errance des mots s’accouplait avec un chant du cygne travaillé, certes, mais, par nature, contraint. La vie d’Ismaël – une vie de cinéaste – se partage toujours par l’envie de ressentir, de rêver, face aux enjeux des souvenirs, déjà perçus dans Trois souvenirs de ma jeunesse, tels des fantômes insaisissables, comme le plaisir (de filmer) qu’ils procurent. Les différents parti-pris qu’offre le nouveau film d’Arnaud Desplechin, dont le talent est de faire coexister psychanalyse et art cinématographique, parviennent à saisir toute cette complexité sentimentale: entre le mysticisme et la réalité, une oeuvre de fiction qu’on dessine grâce à ce qui existe, et ce qui pourrait ne pas exister. Le personnage interprété par Mathieu Amalric – juste, comme si souvent – est la césure de ce vers qui parle d’amours imaginaires contre lesquels la réalité s’appuie pour les magnifier, ou les menacer.

Tout, absolument tout est divisé par deux dans ce long-métrage d’ouverture du soixante-dixième Festival de Cannes. Deux registres, d’abord. Celui pour lequel Desplechin aime se dévouer déjà ; celui du drame psychologique autour, ici, du thème de la maladie d’amour. L’autre, plus étonnant, plus burlesque aussi, de l’espionnage ; sorte de chassé-croisé entre réalité et fiction qui respire la liberté par cette caméra dont la maîtrise incertaine façonne l’objet devenu cinéma. Deux registres personnifiés autour de Mathieu Amalric:  Marion Cotillard et Charlotte Gainsbourg, dont la relation rappelle étrangement celle entre Bibi Andersson et Liv Ullmann dans le Persona d’Ingmar Bergman. Deux personnifications qui permettent deux visions : la sentimentale, et la mentale. La première, elle-même fragmentée par les tristesses et les joies que les traits des interprètes suggèrent à outrance – les gros plans, (trop ?) nombreux. La seconde, hitchcockienne par évidence, comme une assurance sur le scénario, solide, et sur une ambition certaine et affichée dans la dernière demi-heure du métrage, remarquable d’intensité, mais motivée par un chantage affectif qui donne un sentiment – oui, là aussi – d’inachevé.

De cette alliance entre pluralité de mise en scène et l’errance des personnages, Arnaud Desplechin peine à fabriquer des liens susceptibles de provoquer un dénouement beaucoup trop retardé par un montage brouillon, mais aussi par une totale lâchée prise des corps : vulgarité (trop) libératrice, contextualisations inutiles et répliques déplacées. La mise en abîme autour de la recherche de l’autre et du film de notre vie – et peut-être celle d’un cinéma dont Desplechin cherche à se séparer – annonce les contours d’un mysticisme assuré avec brio, mais dont l’anedoctisme s’empare du métrage. Les scènes s’empilent comme lorsque Cotillard danse : l’élan s’effrite, perd sa saveur, et fait perdre celle d’un univers remarquablement pensé. Reste à savoir si les superstitions avancées par le film sur la véritable nature des personnages révèle une vacuité assumée et qui n’appartient qu’à lui, au risque de faire tourner le dos des personnages.

Grâce à ces interprètes et son potentiel contemplatif, Les Fantômes d’Ismaël est un film divinement partagé par les différentes suggestions de mise en scène. Ne parvenant pas à imposer un second souffle dont il a cruellement besoin, Desplechin tisse la façon de créer comme un personnage façonne ses émotions avec un manque de justesse qui n’a pas toujours été le sien – le défi mystique est inabouti. Toutefois, la contemplation reste de mise et nous rappelle que le réalisateur reste un acteur majeur sur la scène cinématographique française, au même titre que ses interprètes.