Les Veuves – Braquage épuré [CRITIQUE]

Avec Les Veuves, Steve McQueen use moins des artifices de ses précédents films et concocte un film de braquage stylisé sous fond de politique urbaine. Ou quand le braquage est aussi une affaire de sentiments. 

Dans la carrière d’un réalisateur, comment et quand le style de ce dernier bascule ? Par extension, peut-on encore affirmer à notre époque que le style a une forte influence sur la carrière d’un film indépendant dont les sujets contemporains, pour la grande majorité, révèlent aussi leur part d’importance ? Comme une carrière en salles mesurée en nombre d’entrées, le style a sa propre plus-value, sa propre évolution, une bascule singulière ; c’est l’indépendance, une éthique même du cinéma qui se joue ici. Le nouveau film de Steve McQueen, dans sa première lecture, s’inscrit dans cette idée du film tournant : celui grâce auquel la perspective d’un cinéaste, autant d’un point de vue politique que de mise en scène, bascule là où on ne l’attendait pas forcément et atteint son épure.

Et quelque part, dans cette générosité du film du dimanche soir, on se dit que cette perspective pourrait bien lui servir à conquérir aussi bien son ancien public qu’un tout beau tout neuf. Avec Widows, fini les plans-séquences chaloupés et vite pompeux de Shame, c’est aussi la fin de cette recherche constante et prévisible du coup de cinéma dans 12 Years a Slave (la preuve, le film a eu l’Oscar). Avec Widows, tout est infiniment plus simple ; au profit donc du style McQueen, mais aussi de la lecture qu’on en a. C’est simple, le style se libère des conflits de formes, et on en ressort exalté.

Viola Davis : l’intime force des convictions

Ce qui est vraiment excitant à la lecture des images, au-delà de leur postérité, c’est la façon dont elles sont composées, le regard que porte Steve McQueen sur une histoire nouvelle pour lui, où l’urbanisme politique a rarement été aussi réaliste, intime et immersif que depuis la sortie d’un film de Michael Man (ça commence à faire long, d’ailleurs). Quatre braqueurs mariés se font choper par la police de Chicago ; leurs femmes décident donc d’éponger leur dette en finissant le job sous peine de subir la pression des volés, à savoir un groupe violent d’afro-américains dont l’un des membres, probablement le gourou, se présente pour l’élection de la 18e circonscription de la ville. McQueen se confronte à un genre de cinéma (le film de casse) et l’incarne jusqu’à l’os, des préparatifs jusqu’à la concrétisation, tout en y apportant une  digression aussi bien politique qu’intime – et c’est là tout l’enjeu du film, cette imbrication de l’intime avec le global comme un sursaut du contemporain.

L’intelligence du film – et du style – se voit sur deux gestes modernes. D’abord celui très à la mode à Hollywood de la femme forte. Viola Davis, strong et apeurée à la fois, apporte cette touche virile et sensible qui, en plus de nous rappeler les doutes existentiels de Robert de Niro dans Heat, constitue tout un pan émotionnel qui nous fait passer par le deuil, la revanche personnelle et une quête d’émancipation – la violence et la libération finale – juxtaposée à cette bande de femmes plus indépendantes les unes que les autres. Chemin inverse sur le deuxième plan, celui de la politique, où l’aspirant Colin Farrell, en quête de gloire électorale, chute progressivement par excès d’ignorance et de corruption issu probablement d’un héritage jalonnée de racisme (Robert Duvall). Dans sa multitude de personnages, Widows ne fait pas dans l’économie et fonce tête baissée, sans quelques incohérences mais avec un certain panache, dans un storytelling haché, où le mouvement du genre est aussi une pure affaire de sentiments. Viola Davis et Colin Farrell ne sont pas les mêmes, mais vivent et sont filmés dans le même compromis sentimental de l’intime avec le global.

Steve McQueen, comme Damien Chazelle et Paul Thomas Anderson cette année, réfléchit mieux ses angles de mise en scène par l’exploration d’un genre nouveau. Ce qui était excitant dans First Man et Phantom Thread, par cette greffe nouvelle d’un cinéaste avec le biopic pour mieux sonder ce qu’il y de faux dans le registre, mais aussi chez un personnage (Armstrong) ou un monde (la mode), l’est aussi dans Widows. Le braquage est bien sûr un vecteur de la mise en scène, mais aussi et surtout de la famille et de la politique de la ville : il est question d’adultère et de violences conjugales, mais aussi d’urbanisme, de violence des bas-fonds, d’aspiration de la street et son altérité avec des enjeux électoraux. Encore plus en 2018, ce cinéma nous prouve que le compromis inédits pour les cinéastes avec les genres aspire à l’épure de leur style, jusqu’à faire basculer leur carrière – et bien sûr toute une cartographie des images.