L’ÎLE AUX CHIENS – I LOVE DOGS [CRITIQUE]

Le grand retour à l’animation de Wes Anderson est une réussite. Avec Isle of Dogs, c’est tout un reflet de notre époque qui nous est conté : humains comme chiens, il faut revivre et faire revivre les rêves qui nous animent. 

Il y a comme un mouvement dans le cinéma de Wes Anderson qui nous rappelle celui du stop-motion : il est de plus en plus encyclopédique, car il sort tout droit d’une usine à créer aussi colossale que le résultat qui en découle. Avec ses marionnettes et ses maquettes qui dessinent son nouveau long-métrage d’animation, quelques années après le tout aussi fascinant Fantastic Mr. Fox, le cinéaste prouve que son cinéma entretient une perspective à ciel ouvert, teintée d’une vision à mi-chemin entre l’enfance et l’âge adulte : histoire de mieux faire fleurir le rapport de chacun avec le monde, et de le préserver, à travers les contrées de l’innocence ou de la nostalgie. Mais ce monde court à sa perte. Sauf qu’ici, ce sont des chiens, les meilleurs amis de l’homme, qui vont lancer le message d’alarme de ce Isle of Dogs : dans un Japon futuriste, ils sont isolés dans une île à ordures (Trash Island), grise et sans âme après avoir provoqué une grappe canine dans la ville de Megazaki, contrôlée par un maire autoritaire du nom de Kobayashi.

Animer la révolte

Que faut-il, alors, pour préserver le mouvement du monde ; celui qui tourne, respire, espère, même quand on l’arpente à quatre pattes ? C’est là que le cinéma de Wes Anderson intervient. Le ciel ouvert est sombre, morne. L’isolement des chiens rappelle l’innocence des enfants, et même de cet enfant nommé Atari, pupille du maire de Megazaki, parti à la recherche de son chien au milieu des déchets en compagnie d’un groupe delta de cinq canidés qui se bat contre d’autres pour survivre tant bien que mal à cet enfer. Le premier mouvement du cinéma de Wes Anderson, par le biais de l’enfance, est donc de faire croiser le courage de ce jeune garçon avec l’ostracisme dont ces cinq chiens ont été victimes. Ici, le courage est humain, la désespérance canine. Pourtant, les deux races convergent ensemble, dans un seul et même mouvement, celui de l’attachement, du don de soi ; comme ces fables qui ne se soucient guère des aspects de chacun. « Qui sommes-nous ? », nous demandera Atari à la fin du film. Le premier mouvement répond clairement : nous sommes chiens, donc aimons-les.

L’antispécisme de Wes Anderson, à l’instant où chiens et humains se rassemblent – n’oublions pas l’étudiante américaine qui s’active à dévoiler sa théorie du complot pour destituer Kobayashi – dynamite donc le récit et ses trajectoires. Autant sur Trash Island que sur Megazaki, la dynamique d’une révolte et du changement se prête parfaitement au jeu de l’animation déployée par le film – et la musique d’Alexandre Desplat, persistante, y ajoute une tension bien heureuse. Car c’est aussi la nature qui doit reprendre ses droits, et donc les éléments qui la composent. Il y a donc tout un travail sur l’animation des chiens qui rend leur liberté : le vent qui élève leur pilosité, les crocs qui arrachent une oreille, le museau dont on distingue la résine qui le recouvre… Chiens comme humains, il est question de revivre – et quel magnifique compromis que celui du stop motion pour donner vie aux éléments, ici, de la fiction. Et Wes Anderson va plus loin, non seulement parce qu’il dissèque ses marionnettes – incroyable scène d’opération à la fin du film – par le biais d’artifices manuels assez hallucinants dès qu’ils émettent à l’image, mais aussi parce que la conviction du mouvement dégage une saveur politique que le cinéaste avait effleurée dans ses précédents films. Si Fantastic Mr. Fox et The Grand Budapest Hotel défendaient respectivement la cause animale et des migrants, Isle of Dogs est quant à lui une ode à la démocratie et le chemin de croix de son contraire : ce qui de nos jours ressemble de plus en plus aux Etats-Unis de Donald Trump.

Émotion et animation

L’idée du petit garçon qui se révolte contre sa propre famille au pouvoir n’est que le premier symbole d’un film qui démonte le cynisme de notre époque (télévisions, fake news, corruptions, traditionalisme) pour y retrouver le rêve qui, oui, tout de même, demeure quelque part : le volcan violet qui surplombe Megazaki, ou même toutes les couleurs de la culture japonaise – Wes Anderson qui rencontre le Japon, c’est quand même un sacré climax cinématographique. Quoique, vouloir redonner vie aux élément, cela procure de la joie (celle du paradoxe). Autant par ses allers-retours en termes de scénario (utilisations de flashbacks) que la droite ligne tracée par cette conquête d’un idéal commun (ou canin), Isle of Dogs donne des indices sur les convictions politiques et visuelles de Wes Anderson. Cinéaste maniaque qui fabrique des univers rêvés quand bien même ils revêtent chacun leur tour une part de réalité, il persiste ici à réimpulser ce mouvement qui domine ses créations.

Comme avec The Grand Budapest Hotel, considéré justement comme l’apogée de son style, Isle of Dogs est l’incarnation d’un cinéma qui va au-delà du film de transition : c’est le retour d’une urgence de créer, encadrée ici par une dimension politique – inspiration du réel – et déontologique du cinéma – grâce aux variétés de marionnettes auxquelles il faut donner vie. Tout compte fait, Isle of Dogs n’est pas un retour au cinéma d’animation quelques années après Fantastic Mr. Fox. Car déjà influencé par les effets de l’animation – comme en témoigne les créatures de La Vie Aquatique –, le cinéma de Wes Anderson trouve ici une forme de pureté et de morale qui non seulement ajoute de la cohérence à sa filmographie, mais aussi permet au cinéma d’animation d’atterrir là où vraiment très peu de cinéastes ont réussi à le faire atterrir : défendre une cause de cinéma, au service aussi bien de la fiction qui nous est racontée que de la création artistique. Génie.

Avec Isle of Dogs, Wes Anderson s’affirme encore un peu plus comme le cinéaste le plus indispensable de notre époque et emporte avec lui toute une reconsidération de l’animation dans le vecteur si unique (et hostile) du cinéma. Par la richesse de son univers et sa morale aussi joyeuse qu’importante, le film emporte tout sur son passage et décline ces chiens comme nos propres alter egos. Rarement nous avons eu autant la sensation d’être manipulés comme des marionnettes, qui plus est à quatre pattes : « I love dogs ».