Le réalisateur de Das Leben der Anderen livre avec L’Oeuvre sans auteur un film important, dont la véritable héroïne semble encore une fois être l’Histoire.
L’Œuvre sans auteur est un film divisé en deux parties pour un total de 3h10. Pour le distributeur, cela représente un pari économique : deux parties, ce sont deux billets pour le spectateur (ne disposant pas d’un abonnement) et donc deux fois le prix d’un film. La division est cela dit pertinente en tant qu’elle (ré)instaure un entracte classique et amène ainsi un nouveau souffle au second mouvement du film. Ainsi, le réalisateur peut se permettre de traiter l’ensemble de ses thématiques en profondeur. Les deux parties, très différentes, l’une de l’autre concernent deux aspects de la vie de Kurt Barnett (un peintre est-allemand inspiré de l’artiste Gerhard Richter).
La première débute comme un drame historique – tombant presque par instants dans une esthétique vignette qu’on associe volontiers au genre – dans les années 30. La réalisation de Florian Henckel von Donnersmarck, bien qu’émaillée de quelques touches esthétiques personnelles, peut parfois être très académique.
Le réalisateur dresse un portrait du régime nazi, de son aversion pour l’Entartete Kunst, l’art « dégénéré », d’abord puis de sa doctrine eugéniste, et plus particulièrement de la stérilisation et extermination des malades. La famille de Kurt Barnet est profondément touchée par le nazisme. Lui est toutefois trop jeune pour en prendre pleinement conscience et comprendre à quel point ce sera structurant dans son développement personnel.
La seconde partie traite d’un Kurt devenu adulte, de son processus de (re)construction et de ses recherches artistiques. Il décide d’abandonner son statut de peintre d’Etat en RDA, fuit à l’Ouest – dans une séquence qu’on jurerait sortie de l’imagination de Spielberg – et rejoint l’école d’art de Düsseldorf pour enfin devenir pleinement artiste.
Le spectateur assiste à ses errances tout en sachant que “son“ œuvre existe quelque part : il s’agira pour Kurt de trouver ce qui pourra raisonner en lui et la libérer. Kurt est perdu, sa première création est presque accidentelle (et le film n’hésite pas à appuyer sur la mise en scène pour le montrer) : il en a seulement assemblé les éléments.
En fait, plus que la vie de Kurt Barnet, c’est même un élément perturbateur extérieur qui vient unir les deux parties du film. On se rend compte progressivement que le véritable fil narratif du film est le suivant : de quelle manière une vie peut-elle être hantée par le spectre d’un bourreau ?
Le Professor Seeband traverse le film, antagoniste flegmatique et passif-agressif. L’interprétation de Sebastian Koch en fait un « très bon» nazi de cinéma puisque jamais caricatural mais rationnel, assemblage de carriérisme et de certitudes « médicales » en idéologiques et antérieures au nazisme. Il renie ses allégeances successives sans hésiter, semble toujours s’en tirer avec une pirouette, pourtant traqué à travers le film par un passé jamais amendé.
Face à lui, Tom Schilling interprète Kurt Barnet avec constance, son regard bleu acier suffisant souvent à faire passer plus de choses que des mots
Paula Beer joue sa compagne mais ne se laisse jamais voler la vedette. Toute en intensité, c’est elle qui rayonne dans les scènes qu’ils partagent
Histoire et mémoire allemandes empreignent le film l’air de rien. Kurt semble plutôt les fuir. Ce qu’il recherche, c’est la vérité, sa vérité ou peut-être celle de sa famille. Grâce à la première partie, le spectateur en sait plus sur sa vie que lui-même
Lorsqu’il y parvient finalement, et rend son œuvre publique, il déclare qu’elle est accidentelle, qu’elle n’est rien d’autre que le produit de l’instant où elle a été conçue. Comme Richter l’avait déclaré, « [ses] tableaux sont sans objet, ils sont l’objet eux-mêmes ». Ainsi, Kurt Barnet se lance véritablement dans l’art en se libérant d’un passé qui n’est pas véritablement le sien mais qui l’entoure et le ronge. Cette « œuvre sans auteur » issue d’un travail de mémoire est bien la sienne… à moins, simplement, qu’elle ne soit celle de l’histoire
Le procès de Seeband est enfin fait avec élégance, à demi-mot : la vérité est exposée au grand jour mais ils ne sont que deux à le savoir. La revanche est personnelle et permet enfin à Kurt de s’emparer de sa vie.
Henckel von Donnersmarck conclut son film sur une scène faisant écho à la scène d’ouverture ; Kurt Barnet est désormais libre.