Cinq ans après l’extase de La Vie d’Adèle, Abdellatif Kechiche revient avec le même type d’ambition : filmer la vie d’un groupe de personnages dont on n’attend presque rien. Des intentions louables, mais vaines.
Déjà en 2013, lorsque La Vie d’Adèle arrive dans les salles après avoir remporté haut la main la Palme d’Or du Festival de Cannes, il y avait un effet de tromperie. Abdellatif Kechiche ne filmait qu’une infime partie de la vie du personnage porté par la révélation Adèle Exarchopoulos, le temps d’une histoire d’amour et, surtout, parce que le film parle de ça, d’une rupture douloureuse. Le temps filmé est le temps de la vie. Et déjà encore le réalisateur franco-tunisien faisait de son film une partition : cette histoire est divisée en deux chapitres, et la suite appartient à celle qui vit l’histoire. Et dans Mektoub, my Love : Canto Uno – autre promesse de partition puisque le réalisateur compte dévoiler une série de films avec celui-ci comme premier volet – il y a le même geste de capter la vie, mais il se révèle plus ambivalent. Au-delà du fait que le film ne parle ni anglais ni italien et utilise couramment le dialecte arabe le temps d’un débat autour de la prononciation d’un « je t’aime » – mektoub signifie « destin » en arabe –, cette tromperie découle d’une ambition certaine, mais elle fait autant l’état d’une escroquerie que d’une pure expérience de visionnage.
L’appel de la vie…
C’est donc à quelques nuances près le même geste que le précédent film du cinéaste : filmer la vie, mais cette fois-ci à partir d’un collectif de personnages proches, de près ou de loin (ce qui pose problème), d’Amin, jeune homme ex-étudiant en médecine, revenu voir la famille le temps d’un été et qui s’est mis à écrire des scénarios de science-fiction tout en trimbalant (parfois, pas tout le temps) son appareil photo pour, voilà, justement, capter les différents instants de vie qui lui impriment la rétine. Et parce qu’on est nombreux, qu’il y a un photographe pour saisir l’instant, mais aussi parce qu’il y a du soleil, de la musique, du bronzage, des corps, des corps en mouvement, du sable, une famille et la ferveur des différentes nuits sétoises – l’intrigue se déroule sur le littoral de Sète –, Abdellatif Kechiche fait la promesse de la vie. Celle-ci se traduit par des passages à vide sentimentaux, un rapport certain avec la nature (la ferme, la plage, l’eau) et des possibilités offertes à chacun de passer, pourquoi pas, une bonne journée.
Il y a comme une liberté dans le simple geste de filmer qui donne de la fraîcheur – ou plutôt de la chaleur – aux images, tandis que les personnages cherchent chacun de leur côté l’étincelle capable d’éclairer leur vie. Il leur manque quelque chose, les images vont à leur rescousse. Cette quête se conclut souvent en déception, comme lorsque le cousin envahissant frime un peu trop avec les filles (et donc frustre), ou quand une sortie de boîte de nuit devient banale jusqu’à la mère d’Amin qui le motive à sortir en l’interrompant dans son visionnage d’un film – alors qu’il fait beau ! L’appel du jour, du soleil, et finalement des instants filmés rythment constamment Mektoub, my Love : c’est une exposition du désir de vivre, et cela implique parfois quelques passages à vide que le film réussit à célébrer par une dédramatisation totale des événements – la principale nuance avec La Vie d’Adèle se pose là. Il n’y parfois pas grand chose à raconter, et Kechiche le fait avec beaucoup de dignité. Mieux que filmer la vie, le cinéaste cherche son appel et ses répercussions…
… et la vie trop belle
Pourtant, il n’échappe pas au fameux piège de l’ambition qui se retourne contre elle-même. D’abord parce que la vie n’est pas seulement un appel : elle existe car il y a des gens qui vivent. Et même si les personnages sont en roue libre, il y a comme un automatisme chez Kechiche de toujours avoir l’œil quelque part – un mouvement vers le bas, un cut trop explicite, victimisation ou une musique dont la scène peut complètement se passer –, comme lorsqu’un metteur en scène de théâtre observe la représentation de sa pièce depuis les coulisses, derrière ce qui se produit, là, quelque part. C’était presque impossible de dire ça quelques années plus tôt : Kechiche monte et contrôle son film comme une hyperbole – également nommable par l’obsession qui en découle – qui tourne en boucle, car on sait qu’elle arrivera un moment ou un autre. Rien de bien nouveau dans cette idée selon laquelle le réalisateur produit du cinéma charnel dans le pur registre des corps, mais aussi dans sa propre conception du montage et des cadres.
Kechiche ne montre pas le soleil qui brille : il filme les rayons qui transpercent les personnages et, oui, parfois, l’objectif de la caméra. La dédramatisation et la liberté qui s’y greffe se transforment rapidement en figuration. Mektoub, my Love atteint souvent une limite dans ce procédé de tout filmer : la vie, ce n’est pas quand ça nous arrange – il devrait y avoir même un devoir d’adaptation. Le film est à la fois trop près – aucun lâcher prise – et trop loin – impression vaine des intentions – de ce qu’il filme ; ce qui le rend ambivalent. Alors la vie est belle, oui, mais Kechiche veut la rendre un peu trop belle, comme cette séquence interminable qui montre les protagonistes se rassembler avant d’aller en boite et qui, finalement, se conclue par une sortie à la plage, comme si les éclaboussures méditerranéennes remplaçaient les spots multicolores et les sonos ultra-wattées. Il y a donc une manipulation, ici par le montage, qui passe outre le fait de faire respirer ses personnages. Preuve en est : la plus belle scène du film intervient justement lorsqu’Amin, appareil photo en main, tard la nuit, contemple (par plan subjectif) en silence la brebis donnant la vie à deux agneaux.
Plus belle la vie, avec Kechiche ? Pas sûr. Avec Mektoub, my Love, le réalisateur atteint certaines limites dans sa quête des corps en mouvement sur lesquels il devrait moins concentrer d’intentions pour davantage déposer les sentiments, et laisser la vie faire son œuvre contre tout type de dramatisation – comme lorsqu’Adèle fait des pâtes pour tous les ami(e)s de sa muse, lors d’un anniversaire. Délaisser le portrait au profit d’une envie de filmer capable de décocher le coup de cinéma qui attire et fait respirer la vie.
CET AVIS NE RELÈVE PAS CELUI DE LA RÉDACTION