Parasite – Arnaque à la baraque [CRITIQUE]

Sacré Palme d’Or du dernier Festival de Cannes, Parasite s’impose comme un classique instantané à travers le récit sadique et jubilatoire d’une lutte des classes. Pas dépourvu de limites, mais porté par un vrai sens de la mise en scène. 

Sous ses airs de comédie satirique doublée d’une escalade très hitchcockienne de la violence des mots, des regards et des gestes, Parasite fait d’abord l’’objet d’un triple rafraîchissement. Déjà pour son réalisateur Bong Joon-Ho, de retour dans son pays natal de Corée du Sud après deux films produits et tournés en Amérique : le superbe Snowpiercer, et le moins recommandable Okja. Retour qui offrira au cinéma coréen, tant adulé dans le monde, sa première Palme d’Or, en mai dernier. Consécration qui nous rappelle celle de l’an passé pour le japonais Hirokazu Kore-eda, tout aussi adoré et souvent reçu en festival, récompensé pour la première fois du prix suprême pour son Affaire de famille avec lequel Parasite entretient des correspondances troublantes, car contraires, mais symboles d’une époque contemporaine, ou plutôt d’un cinéma de notre époque, qui plante ses sujets qui font mal à l’heure des gilets jaunes, des crises démocratiques et de la dislocation des hypocrisies à l’heure de l’urgence climatique (dont on ne doute pas de son adaptation prochaine au cinéma) et sociale symbolisée par la lutte des classes entre ceux d’en haut, et ceux d’en bas. Parasite, donc, tombe à pic, et ce contexte peut autant le desservir que le rendre indispensable.

De la transparence

Le risque du trop-plein est là : Bong Joon-Ho déploie ici une mise en scène calée au millimètre près, très similaire à son compatriote et un peu trop maniériste Park Chan-Wook, montant crescendo et reposant sur un schéma narratif très épuré (divisé en deux parties) qui parle de beaucoup de choses en même temps. Une famille pauvre infiltre une famille riche, les Park. Le jeune Ki-Woo, en tant que nouveau prof d’anglais, est le premier à pénétrer dans cette sphère familiale hypocondriaque et éprise du tout-connecté. Petit-à-petit, la sœur, le père et la mère remplacent les employé.e.s de la famille Park pour, à leur tour, subvenir à leur besoin. Si l’on voit cette mise en route propice à la comédie parodique des Sims – le film raffole dans sa première partie de jeux de rôles –, le film a cette capacité, toujours, de revenir vers la quintessence double de son scénario : oui, des pauvres veulent s’enrichir au contact d’une famille riche, ils n’ont bien sûr rien en commun dans leurs conditions sociales respectives, mais ont ceci en commun qu’ils sont extrêmement sympathiques et renfermés sur eux-mêmes. Cette nuance très importante nous glisse vers la seconde partie, plus tournée du côté de la chronique sociale comme contrechamp d’une certaine violence, celle dont nous parlions au début de notre propos.

La pulsion sociale éclate alors, mais la mise en scène reste la même, comme si elle avait préméditée cette échelle de violence issue d’un manque de condition. Encore mieux, elle semble se révéler à nous, notamment lorsqu’elle gagne en sensibilité (les odeurs, les regards) et en verticalité. Le schéma de Parasite, très calibré en somme, donne l’impression d’une maîtrise très jusqu’au-boutiste, assez inhérente à l’idée d’un « cinéma digne ». Mais les diverses nuances du scénario – ces riches et ces pauvres ont finalement de grandes ressemblances – rend de manière jouissive le regard de la mise en scène assez ambiguë. Si le film conte le désir de richesse par l’infiltration dans cette dernière, c’est parce qu’il interroge constamment la notion de transparence que les riches doivent au pauvre. La prison en béton, cachée du reste du monde et ultra-sécurisée, devient progressivement transparente, telle un verre que l’on pourrait briser à tout instant. Symbole parfait situé au milieu du film : la famille pauvre qui s’expose en s’empiffrant dans le salon de la maison, convaincue de leur bien être, célébrant leur victoire en enchaînant les culs secs de whisky. Cette scène de pause, filmée très proche des personnages, établit bizarrement le climax d’une manœuvre calculée mais à cet instant tout simplement ambivalente, notamment par les révélations qui s’ensuivent. L’accès à la richesse se fait au prix de la transparence, notamment auprès des spectateurs.

Et c’est dans son dernier segment que le film atteint un (autre) climax assez contestable mais rattrapé toutefois par une dimension spirituelle intéressante (celle du rêve) qui rend cette quête de transparence assez alarmiste qui frôle de justesse le nihilisme : un pauvre restera un pauvre. Il est toutefois dommage que Bong Joon-Ho dissocie le schéma, violent en conclusion, de la lutte des classes d’une dimension spirituelle permis par la mise en scène, le montage, car il se contente d’une esquisse d’un discours plutôt que d’en porter un véritablement. Contrairement à Us, l’autre grand film récent sur la lutte des classes, qui prenait constamment conscience de l’interchangeabilité d’une violence avec son vecteur spirituel (le double maléfique). Mais quand Kore-era fait le choix de l’empathie et Jordan Peele celui de la terreur, Bong Joon-Ho fait celui de la totalité : ambition un peu grandiloquente, preuve peut-être d’une science infuse, qui engendre toutefois un lot de possibilités assez innombrables et témoins d’une époque qui ne se préoccupe plus de l’essentiel, à savoir la crise. Un superbe film-parasite.