Nous avons rencontré le cinéaste Fabrice du Welz à l’occasion de la projection de son dernier long-métrage, « Adoration », au Festival du film indépendant de Bordeaux (FIFIB).
On parle de Calvaire, Alleluia et Adoration comme de ta « trilogie des Ardennes », c’est quelque chose que tu as envisagé ?
Je l’ai lancé comme une boutade mais ça se place aussi dans la continuité d’un travail. Je ne l’ai pas préparée, je n’ai pas un plan général d’architecte, mais ça reste une sorte de trilogie sur l’amour extrême. J’ai une manière d’avancer presque impressionniste ; je me demande d’ailleurs si je ne vais pas ajouter un nouveau volet. Il y a un dénominateur commun en tous cas, cette géographie et une certaine abstraction des décors. Un thème commun aussi : la passion amoureuse dans ses excès et certains acteurs – comme Laurent Lucas – qui reviennent. Je n’arrête rien, j’avance un peu à l’aveugle, ça s’élabore doucement. C’est la continuité d’un travail qui s’affine et qui tend – j’espère – vers quelque chose de singulier.
On utilise souvent l’adjectif « organique » quand on parle de ton cinéma, comment est-ce que tu travailles ta matière ?
Principalement en Super 16, donc toujours en argentique ; je refuse de passer au digital. Je ne fais rien de très original, je travaille peut-être comme les cinéastes travaillaient il y a trente ans. On définit une source de lumière, et on oriente le jeu des comédiens autour de la source. Faire l’éclairage au moment de l’étalonnage comme certains « jeunes » le font maintenant, c’est une aberration pour moi.
Le côté alchimique de la chaîne de transformation m’intéresse beaucoup : en numérique, tu vois tout tout de suite ce que tu as filmé, en argentique il faut attendre un peu, c’est quelque chose qui me galvanise. Je travaille plus comme un plasticien, ce qui ne veut pas dire que je ne dessine pas les films dans ma tête… Sur le moment, je me laisse aller à un rapport presque intuitif.
Avec ou sans storyboard ?
Je travaille toujours en storyboard bien sûr – je suis étonné par ceux qui ne l’utilisent pas – mais ce n’est pas une bible pour moi, plutôt un premier jet, une sorte de brouillon visuel du film. C’est très rare que je m’y tienne mais c’est une manière pour moi de penser le film. Comme je suis profondément dyslexique, c’est finalement beaucoup plus facile pour moi que d’écrire.
Au milieu de cette trilogie, il y a Message from the King. Dans la mesure où c’est une commande et un film américain, est-ce que c’est quand même ton film ?
Je le signe. J’avais beaucoup de matière, j’aurais peut-être aimé articuler le film autrement mais sur ce genre de projets tu travailles avec des gens qui pensent différemment. C’est la pauvre vie de metteur en scène engagé sur un film américain, je suis pas le premier ni le dernier. En tous cas, il n’est plus question pour moi de retenter ça !
On dirige différemment Laurent Lucas, Chadwick Boseman ou Fantine et Thomas [les jeunes acteurs d’Adoration]?
Non, Laurent, Chadwick, Fantine et Thomas sont tous des artistes et ils sont investis de quelque chose. À partir du moment où ils te font confiance ils sont complètement avec toi, ils font les choses de manières passionnée, accomplie Il y a bien sûr des nuances culturelles mais au fond l’’intersection et la même : ils vivent pour leur passion et ne sont pas là pour tirer profit d’une opportunité ou d’une situation J’ai aussi croisé des acteurs qui sont pas vraiment des acteurs, qui sont juste des gros fainéants, je ne vais pas donner de noms mais…
Au vu des sujets et thèmes du film tu as « protégé » tes jeunes acteurs ?
Je n’infantilise personne, je travaille avec les enfants comme avec les adultes : je les mets devant leurs responsabilités. On s’est très bien entendus d’ailleurs, ça a été très ouvert, très collaborant, très transparent. Dans Adoration, c’est le point de vue d’un adolescent un peu particulier donc il fallait qu’il prenne à bras le corps son rôle, j’ai responsabilisé Thomas dans ce sens.
Question qui fâche, le cinéma « de genre » ça existe selon toi ?
Personne ne viendrait dire à Scorsese ou à James Gray [qui donne une classe de maître à quelques rues de là, également dans le cadre du FIFIB] qu’ils font du cinéma de genre. Cette appellation n’a aucun sens, à mon avis elle a quelque chose d’un peu condescendant Il n’y a que dans les pays francophones qu’on fait cette distinction. Et on ne la pousse pas jusqu’au bout. Duvivier, Carné, Franju, c’est du cinéma de genre ? Non, ils ont oeuvré dans un genre particulier.
J’entends parler du cinéma de genre depuis longtemps. Comme je le comprends, le cinéma français est toujours sous l’influence de la Nouvelle Vague. Avant la Nouvelle Vague, il y avait des cinéastes incroyables qui certes travaillaient sur des scripts d’autres personnes. En érigeant comme dogme que le metteur en scène devait absolument être l’auteur, la Nouvelle Vague a décapité beaucoup de cinéastes de cette époque. C’est une idée qui a perduré et qui n’existe que dans le cinéma français – ça donne lieu à des filmographies passionnantes… Mais le reste du temps, souvent, on a quand même affaire à des nains.
Le paradoxe c’est que ce cinéma « de genre » en France est toujours inspiré du cinéma américain des années 60/70/80 alors qu’on n’a jamais qualifié ce dernier ainsi. Avec Adoration, je fais un cinéma inspiré du cinéma français des années 50, du réalisme poétique : de gens absolument formidables, qu’il est grand temps de réinstaller ! René Clair par exemple – plus personne ne le connaît alors qu’il était un cinéaste français les plus connu dans les années 50. Je prends le cinéma tel qu’il est, je suis toujours un peu méfiant quand on parle de cinéma de genre. En conclusion, tu l’as compris, cette appellation ne me plaît pas beaucoup.
Où est-ce que tu te situes dans le cinéma belge ?
C’est un cinéma qui n’a pas le poids des autres cinémas européens mais qui existe, dans sa liberté et sa diversité. Un cinéma qui est assez nouveau, assez libre avec beaucoup de courants différents. C’est un cinéma communautaire, il y a d’ailleurs une grande différence entre le cinéma flamand et le cinéma francophone.
Il y a bien sûr le phare, les Dardenne, qui sont des géants et ont créé un courant esthétique, volontairement ou non. Je ne m’inscris absolument pas dedans : je remonterais un peu plus loin, à des cinéastes « pré-dardenniens » comme André Belvaux, un des maîtres du réalisme poétique belge dans les années 70 par exemple.
La première phrase de ta bio sur Wikipedia – pour ce que ça vaut – est « après avoir été à l’école jésuite… » C’est quelque chose qui t’a marqué ?
J’ai ma spiritualité, bien sûr. J’ai effectivement une éducation très catholique, je ne le suis plus du tout. J’ai grandi là-dedans puis j’ai eu un rejet complet. Par contre, j’ai une attirance réelle pour l’art chrétien et, depuis quelques années une passion pour les figures mystiques ou christiques. En fait l’idée de transcendance, cette idée d’accoucher du meilleur de soi-même me parle beaucoup.
Aujourd’hui notre manière de vivre est beaucoup plus triviale. Il y a une immanence qui parfois peut me désoler – dans mon travail je cherche toujours le point d’intersection entre immanence et transcendance : le mouvement qui peut faire de nous des êtres sublimes m’intéresse énormément.
—————————————————————————————————–
– POP INTERVIEW –
Ton film 2019 ?
Le Tarantino [Once upon a time… in Hollywood], sans hésiter.
Qu’est-ce que tu écoutes en ce moment ?
Là tout de suite, la B.O. de Joker ; le dernier album de Nick Cave, Ghosteen aussi.
Le film de ton enfance ?
Je dirais Peter Pan.
Un artiste méconnu, tous genres confondus ?
Clovis Trouille. Il est connu, bien sûr, mais pas comme il devrait être connu.
Si tu étais une oeuvre d’art, n’importe laquelle ?
Je sais pas. Ah si, on parlait du sacré tout à l’heure : une cathédrale
Un super-héros ?
J’aime pas les super-héros. Ils me gavent.
Si tu n’étais pas Fabrice du Welz, tu serais ?
Un artiste ? Non, je serais une meuf, mais je sais pas qui. Attends si, je serais ma mère.
Ta collaboration rêvée pour un futur film ?
L’équipe que j’ai à présent ! Je ne les changerai pas.