SULLY – DÉMASQUER LE SPECTRE, VIVRE L’HÉROÏSME

Pour son quatrième biopic d’affilée derrière la caméra, Clint Eastwood offre avec Sully une lecture inspirée sur la notion d’héroïsme. Un chef-d’œuvre tiraillé et humaniste.

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L’histoire vraie que raconte le film est celle de Chesley « Sully » Sullenberg, commandant de bord d’un avion Airbus, qui a sauvé ses passagers d’une mort certaine lors d’un amerrissage miracle sur l’Hudson, au large de Manhattan. Quand on connaît le personnage de Clint Eastwood et son rapport avec la patrie américaine au cinéma, difficile de ne pas faire le lien avec les attentats du 11 septembre 2001. Le lien est bien établi, mais c’est la façon dont il est construit qui, par extension, donne une véritable indication sur les grandes qualités du film. En passant au-delà des rapports statistiques et des enquêtes dérangeantes indissociables aux événements comme tels, Eastwood exploite le spectre du nouvel ordre mondial qui s’est établi il y a maintenant quinze ans pour mieux faire jaillir une bonté méconnue qui, pourtant, a aussi marqué les consciences mondiales. L’antihéros interprété par le toujours très impeccable Tom Hanks n’a pas seulement un nom, il est aussi un symbole de ce que chacun peut accomplir contre ce qui peut être prédit.

C’est ainsi que la thématique de l’héroïsme, récurrente chez Eastwood (American SniperInvictus…), s’exprime avec dynamisme. La structure temporelle engagée non seulement par une écriture intelligente, mais aussi par un montage au potentiel esthétique remarquable évoque autrement comment et pourquoi le personnage se retrouve complètement déstabilisé par un statut qu’il n’a pas choisi et qui, au cours du film, semble le pétrifier. A cette hauteur difficile à comprendre, le protagoniste se fait le bienfaiteur de la justice et de la fierté, tout cela avec une loyauté émouvante envers les gens qu’il a sauvés, mais aussi envers ceux qu’il a combattus. Sully est un narrateur-personnage dans sa manière d’exprimer de la rancœur et de la compassion pour ce qui l’entoure, alors que lui-même semble dépassé par le tout nouveau statut qui lui a été attribué. Le film joue constamment sur cette idée selon laquelle la notion d’héroïsme peut être décalée des faits qui la caractérisent, au profit de la capacité de l’individu, des individus, à choisir le héros et sa représentation personnelle.

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L’interprétation pleine de sensibilités de Tom Hanks, cette sorte d’assurance-vie cinématographique, donne de l’ampleur à cette thématique qui, en plus de contourner intelligemment la question du 9/11, embrasse les images. La photographie froide et presque désaturée du film donne le sentiment que les enjeux mènent ailleurs, loin du stoïcisme des calculs et des enquêtes qui amplifieraient quelconques gros plans ou situations synonymes de tournants scénaristiques, qui n’ont évidemment rien de très étonnants. Contrairement au Flight de Robert Zemeckis et même au World Trade Center d’Oliver Stone, Sully prouve une fois encore que la réutilisation cinématographique des histoires vraies, quelles qu’elles soient, n’ont d’esthétique que ce qui peut les concerner indirectement, pour mieux s’affranchir du drap qui les recouvre et des images politisées auxquelles elles sont reliées. La nouvelle réalisation de Clint Eastwood, incontestablement, est colossale dans le genre du biopic. Sa puissance cachée n’est que le reflet d’une mise en scène froide au potentiel exponentiel, comme si le film pouvait, sans encombre, s’étirer jusqu’à ce qu’il s’essouffle, jusqu’à être rattrapé par sa réalité : n’est-ce pas là une forme de récompense ? Sully a tout en lui pour faire naître du cinéma et une extension qui peut pulvériser l’écran.

Ce n’est pas la (très) bonne compagnie d’Aaron Eckhart dans le rôle du copilote qui dira le contraire : l’héroïsme indirect suggère un ensemble – les passagers, oui, mais pas que – et génère une dimension psychologique exploitée avec beaucoup de pragmatisme. Par le biais de cette sobriété visuelle, les différents points de vue de mise en scène sur l’avion de notre héros arrivent à retourner les comportements : on parlerait presque de phénoménologie de l’avion. Dans la même pratique consistant alors à soustraire l’obsession souvent ravivant des attentats, Eastwood voit en l’avion la source des possibilités et tourne le dos aux idées préconçues et répétitives du drame à bout portant, générateur automatique, bête donc, du tragique. C’est la source du miracle dont parle le film : justement, il n’y a rien de dramatique à ce sujet. Il n’est pas question de se demander si le film déborde d’optimisme ou fait preuve d’une naïveté bienveillante, non parce qu’Eastwood cerne la pleine vérité de l’événement et la produit à l’image avec une véritable conscience d’artiste, en pleine possession de ses moyens, loin de l’échec total de American Sniper, mais près de la richesse de Gran Torino.

Sully est donc un chef-d’œuvre inattendu et inspiré qui a su tourner le dos aux schémas préétablis dans les biopics modernes et aux regards déjà tournés sur les événements réels. La notion d’héroïsme étant au cœur du sujet, l’ampleur qui en découle se devine par une écriture solide, des acteurs talentueux, un visuel intelligent et une structure jouissive. Clint Eastwood a redéployé ses ailes : il est de retour au sommet.