Présenté en ouverture du 72e Festival de Cannes, The Dead Don’t Die dépouille les codes du film de zombies. Nihiliste, Jim Jarmush compose un film qui fascine et intrigue par sa composition complètement pétée.
Film zombie. C’est plus qu’un « film de zombies » ou qu’un « film sur les zombies » et même qu’un « film sur les films de zombies ». Jim Jarmusch, cinéaste errant par excellence, compose un film complètement pété de l’intérieur, qui dégueule une forme de pessimisme burlesque doublé d’un no-sense jubilatoire où la mort n’est plus le début d’un chemin, mais bien la fin de toute chose. The Dead Don’t Die, comme ces flics qui sont ici les personnages principaux, est zombifié de l’intérieur. C’est latent, répétitif, terriblement « vieux jeu ». Il y a ici une forme de débandade existentielle qui renvoie au nihilisme poétique du réalisateur : un vampire danse mais finit toujours par mordre (Only Lovers Left Alive), un chauffeur de bus fait de la poésie mais reste au volant (Paterson), on se jacte autour d’un café, dans la fumée de la cigarette… Ce n’est certes pas étonnant que Jarmusch s’attaque ici à la figure devenu très mainstream du zombie, mais il n’est pas étonnant non plus de le voir la disséquer pour en constituer un film très anti, aux confins de la fiction politique, comme déréglé, à l’écart de toute chose, histoire de mieux s’exprimer, et mieux nous exprimer : rire très fort, s’étonner comme jamais. Poésie du chaos.
Dépouillement
Dans cette tentative du film de zombie, Jarmusch prend tout de même conscience du cahier des charges que ce genre implique. Son tempo iconographique d’abord : corps informes, déambulations dans le noir, invasion, morsures, bain de sang… Mais c’est dans la partie existentielle qui rend compte d’un certain décadrage et dont la vocation ici est de provoquer le rire, de l’autocitation jusqu’à la répétition en passant par l’absurde. The Dead Don’t Die va ceci dit plus loin que de reproduire un film de zombies drôle puisque le rire est greffé à cette obstination du cinéaste à détourner chacun de ces codes. Les meilleurs témoins : Bill Murray, Adam Driver et Chloë Sevigny, ces trois flics d’une puissance comique assourdissante car ils sont le propre contrechamp de leur situation. C’est-à-dire que les zombies, créatures immatures et bizarres, sont bien ce qu’ils sont. Cette voiture de flic qui erre dans les rues plongées dans le noir, zigzaguant à travers les morts-vivants, est une parfaite représentation du frein opéré par le film sur la thématique visée (les zombies) en se concentrant sur une représentation invisible de celle-ci. Tout est mort à l’intérieur, le film lui-même dès qu’il commence à souligner au spectateur qu’il a conscience de lui-même. Plus que de montrer la mort, il faut davantage la suggérer. Et le point médian entre incarner la mort et la suggérer, c’est l’irrationnel personnage de Tilda Swinton, sorte de prêtresse de la mort influencée par la culture samouraï qui agit comme une extraterrestre.
Le détournement est peut-être une démarche encore trop dur pour qualifier le film de Jarmusch. Prenons Only Lovers Left Alive, véritable chef-d’œuvre rock-sanguinaire, dont le défi était là aussi de traiter d’une iconographie très envahissante (les vampires) tout en retournant son existentialisme à travers les images. Le film joue constamment sur les apparences : celles ressenties dans l’écran – sont-ils des vampires ? – et en dehors de celui-ci – oui ce sont des vampires. Jarmusch voyait cela comme un jeu, une quête d’identité indissociable d’une quête d’hémoglobine pour ses personnages, et en fait de leur propre condition. Les cases qui fallait remplir par la vie (le sang, la morsure, la condition vampirique, tout ce qui les rend vampires) sont dans The Dead Don’t Die remplies par la mort, c’est-à-dire rien. On trouve comme dit plus haut dans les deux films la même teneur nihiliste, mais l’objectif ici est d’abord de créer des cases dépouillées de codes de toutes les sortes avant d’en saisir le rien.
Et qu’est-ce qu’il y a de plus de pourri et de néant que les Etats-Unis contemporains, que les fake news, que la soif irrationnelle de wifi, d’alcool, d’outils ? On peut reprocher à Jarmusch son manque de raisonnement sur, par exemple, la représentation de la jeunesse, aussi hipster que geek selon lui, mais pas ce glissement de sens qui va du genre au réel : un chien qui s’appelle Rumsfeld, un porte-clé Star Wars pour Adam Driver, Selena Gomez et son sang mexicain qui gicle de sa tête découpée. Pas étonnant au final que « tout va mal finir », tant la croyance envers un genre n’a jamais été autant remise en question par la décrue progressive d’un monde semblable au nôtre. Le film, au final, se mord lui-même, se déconsidère, décroît complètement. Un film noir-mort, mais qui montre ô combien que sa démarche est pourvue de vitalité : car au fond, il reste la nature, la déambulation à travers elle, et ces esquisses jarmuschiennes qui persistent.