THE LAST JEDI – LA FORCE MAJEURE [CRITIQUE]

Deuxième film de la nouvelle trilogie et oeuvre la plus attendue de l’année, The Last Jedi tient toutes ses promesses. Dense et maîtrisé, un épisode qui marque de son empreinte une saga déjà bien riche.

Attendu de pied ferme depuis le retour de la saga orchestré par J.J. Abrams et son film de commande à la saveur vintage The Force Awakens, ce huitième épisode fait face à plusieurs défis. Celui d’abord de prolonger les aventures des nouveaux personnages : une Jedi en devenir (Rey), un adolescent fan de Dark Vador (Kylo Ren) et un déserteur peureux (Finn) – pour ne citer qu’eux. L’autre mission moins délicate à réaliser puisque l’épisode précédent en faisait trop (ou pas assez) est de s’inscrire dans une veine créative à la fois parallèle à ce qui a été accompli jusqu’à présent et capable de se présenter sous un nouveau jour que celui du diktat manichéen auquel la saga nous a habitué. Et pour que ce projet de grande envergure soit enfin lancé, Kathleen Kennedy a fait appel au talentueux Rian Johnson, auteur de l’indispensable Looper. Entre ces fantasmes propres à Star Wars et la générosité de son auteur – chargé seul de l’écriture, une première depuis George Lucas –, The Last Jedi paraît parfois hésitant, mais sans nul doute qu’il fera date grâce à ses diverses focalisations : voilà un film dense, sans concession, conscient de tous les regards projetés vers lui et de la saga à laquelle il appartient.

En faisant le récit d’une aventure encadrée par quelques heures seulement, The Last Jedi offre d’ores et déjà un cadre spatio-temporel absolument nouveau pour Star Wars : cela pourrait être un récit raconté sur deux jours, voire en vingt-quatre heures. Dès lors, le fameux montage parallèle greffé à la saga depuis le tournant stylistique invoqué par L’Empire contre-attaque prend un sens tout particulier et gagne en fluidité à chaque instant décisif proposé par le scénario. Si cette écriture reste parfois trop isolée par des traits d’humour franchement trop populaires pour paraître efficaces et souvent rattrapée par la mauvaise foi, elle est pourtant synonyme d’une obsession face à laquelle Rian Johnson a forcément dû se confronter : prolonger Star Wars, comment c’est possible ? Si J.J. Abrams et Gareth Edwards avant lui fournissaient des réponses plus ou moins douteuses (surtout pour le premier cité), Rian Johnson apporte celle de l’isolement : il cloisonne son monde, ses thématiques et ses personnages dans un opéra pourvu de bon sens et de créativité. Cela nous rappelle l’autre œuvre majeure du réalisateur : La Mouche, épisode décisif de la série Breaking Bad tourné en huis-clos et qui raconte l’esseulement progressif des personnages au cours de la série – cet épisode arrive pile à la moitié de la timeline.

Dans The Last Jedi, cet isolement se ressent à tous les niveaux : les traits et la solitude de Luke Skywalker, l’angoisse montante de Rey, l’impulsion très sauvage de Poe Domeron, cette navette délaissée au cœur de l’espace… Et pour combler ce manque, le film fonctionne par impulsion et cherche constamment cette fameuse étincelle dont parlent les personnages. Pourtant, cette étincelle se veut plurielle : trouvailles visuelles sublimes, décors kitsch constamment voués à la destruction, symboliques particulières… Pour sa densité, The Last Jedi est assez impressionnant, mais reste parfois un peu trop sûr de lui quand il cherche à réintégrer la trilogie originale dans son arc narratif : à ce titre, le premier tiers du film laisse perplexe quant aux différentes agissements des personnages – les nombreuses impulsions font toute la gravité du film, mais leur construction révèle une part d’intimidation chez Rian Johnson. Il est donc difficile de rester enthousiaste du début à la fin, mais l’offre générale du film à cette qualité de lui donner un sens parfois totalement nouveau et, avouons-le, incontestable de beauté : cette scène finale, exceptionnellement émouvante.

Si le travail effectué offre autant d’hésitations que de singularités parmi tout ce que nous avons pu voir de Star Wars jusqu’à présent, c’est aussi parce que The Last Jedi est une œuvre douée d’introspection, emportant la saga avec elle dans cette tentative, alléchante et finalement réussie, de l’autocritique. Ainsi, elle rattrape la tradition de l’épisode intermédiaire – jusqu’ici incarnée par L’Attaque des clones et, toujours lui, L’Empire contre-attaque. Une tradition qui consiste à promouvoir l’élan créatif dans une phase quelque peu nouvelle afin qu’il puisse se déjouer lui-même. C’était le montage parallèle et la noirceur avec le film d’Irvin Kershner, et enfin la mise en place tout en mashup des faux semblants dans L’Attaque des clones. Mise en abîme qui se traduit dans The Last Jedi certainement par les postures adoptées par son réalisateur – c’est un pur film de cinéaste – et dont la plus incroyable, et la plus inattendue, reste cette réécriture, tel un évangile, du mythe Star Wars : la Force, les Jedi… La frontière entre le bien et le mal, si chère à la création de George Lucas, n’a jamais été autant remise en question, y compris dans les scènes les plus anecdotiques. Une bonne suite est un mirage de ce qui est chéri en premier et dont on se rend compte de la portée absolument unique de sa conception. The Last Jedi fait partie de cette catégorie.

Œuvre unique dans l’univers auquel il appartient, The Last Jedi peut sembler inégal à bien des égards : humour difficile à digérer, des à-côtés franchement évitables… Pourtant, plus que tout, les nombreuses propositions de Rian Johnson offrent une densité à son écriture capable non seulement de stimuler son spectateur, mais aussi de gommer les défauts que l’industrie hollywoodienne radote à travers ses franchises. Et cela passe par un pouvoir de rétrospection étonnant, un travail visuel unique et des tournants qui, oui, définitivement, lancent cette nouvelle trilogie. Star Wars, plus que jamais, est entre de bonnes mains : la force est avec elle ; une force majeure.