Nous avons eu la chance de voir The Lighthouse, deuxième film de l’américain Robert Eggers (The Witch), accueilli comme un phénomène à la Quinzaine des Réalisateurs. Retour sur un raz-de-marée de cinéma, tout de noir et de blanc.
— The Lighthouse est un film qui s’apprécie particulièrement en tant que surprise. Cette critique ne contient pas de spoilers sur le final du long-métrage, mais aborde amplement le contenu du film à travers ses personnages, ou encore ses aspects techniques, atmosphériques et scénaristiques. Beware! —
“Qui pisse au vent, mouille son caban”
Au moment même de la sortie des brumes des deux gueules cassées et fumantes de Robert Pattinson et Willem Dafoe, on le sait, on le sent: The Lighthouse sera une proposition de cinéma radicale, sale, véhiculant jusqu’aux tréfonds de ses entrailles une torpeur humide, tempêtueuse et sordide. Tourné à l’aide de caméras datant des années 1920, The Lighthouse est un film en 1:19 (format quasi-carré), rendu en 35mm dans un somptueux noir et blanc qui transpire l’influence de l’expressionnisme allemand, notamment dans ses premiers plans fatalistes d’un lourd cuirassé en direction dudit phare, avec une photographie majestueuse, et un sound design qui réclament d’être appréciés en salle.
Faisant suite au succès critique de son premier long-métrage The Witch, Robert Eggers y accomplit l’exploit d’une direction d’acteurs absolument irréprochable. Le cinéaste impose son obsession palpable pour la consistance et l’authenticité de son propos, et l’infusion d’une âme, si tourmentée soit-elle, dans ce nouveau projet. Concrètement, de son premier essai ne restent que l’incroyable production design, la partition sonore suffocante (et les rugissements hantants de cornes de brume) de Mark Korven, et l’intérêt pour le vocabulaire et les accents de l’époque.
Au-delà, le seul véritable point d’ancrage de The Lighthouse est le tempo régulier et sonore des vagues salées qui s’écrasent contre les côtes moites de l’îlot. Du premier au dernier cadre, il y a cette tension, troublante, qui ouvre la porte à une vague de séquences époustouflantes portées par la dynamique à la fois hilarante et terrifiante, folle de cinéma, de Pattinson et Dafoe. The Lighthouse est un classique-né, d’une fabuleuse exactitude quant à son folklore. Le mysticisme tentaculaire et sensoriel de Lovecraft, la fureur marine de Melville, le noir et blanc de Bergman, les influences et inspirations de Tarkovsky, Maddin, Dreyer, Béla Tarr, Herman Miller, … : le meilleur est ici convoqué pour un résultat fantastique, à proprement parler. Le conte d’un phare qui réverbère les sombres ombres et les maux enfouis de ceux qui en ont la garde, sous le plus noir des soleils. Un vrai travail d’artisan, de metteur en scène de théâtre, sans gimmick ni pastiche, qui éblouit, vampirise et absorbe.
Temps de chien
Cette fois loin de ses terres de Salem (dont il ne se privera pas d’une évocation au cours du film), Eggers raconte la première saison de gardien de phare du mystérieux vagabond Ephraïm Winslow (Robert Pattinson), aux services de son supérieur Thomas Wake (Willem Dafoe), un roublard acariâtre, ivrogne et pétomane, expert en la matière. Seuls au monde, isolés sur une île lointaine de la Nouvelle-Angleterre, les deux hommes vont être pris dans un cyclone hypnotique et hallucinatoire, vécu à travers la lente et inévitable descente aux enfers du jeune gardien, qui sombre dans la folie.
En proie à l’apparition de mirages auguraux tout droit tirés de la mythologie marine (sirènes, amulettes, mouettes malfaisantes, tritons, etc.), le moustachu secret se transforme progressivement en ermite fou, compulsif et sauvage, développant un rapport intense d’amour et de haine pour son rustre de capitaine, tout comme pour tout cet horizon de silence, de soif et de sueur. Le déclenchement d’une tempête les plongera dans les abîmes de la hargne, de la solitude et de la démence, dans une ambiance crasseuse faite de rafales dégoulinantes, de pluies diluviennes et de muscles étourdis par l’effort et l’effroi.
Au fil des excès et des délires, Winslow apprendra le malheur de ceux qui osent s’attaquer à l’océan et à ses légendes, et ce en dépit des avertissements habités de son geôlier édenté. Énigmatiques, les deux gardiens préservent en eux leurs histoires antérieures comme des trésors sacrés, avant de se révéler au travers de leurs aveux, rêves et autres fantasmes fourrés aux algues et au bourbon. Une escalade de mystères aux ambiguïtés enivrantes, à la créativité effrayante et à l’exécution unique dans leur dévoilement et leur impact.
“Why’d you spill your beans, Tommy?”
Jusqu’au boutiste dans sa démarche fantasmagorique, Robert Eggers pousse ses deux comédiens dans leurs retranchements, avec des scènes physiquement éprouvantes, tantôt sous la pluie, en hauteur ou dans la boue, pour des plans chocs, parfois inoubliables, au long de semaines aux revêts d’éternité. Tout comme The Witch, The Lighthouse fascine et trouble par sa capacité méthodique à relater une histoire a priori surnaturelle, démoniaque et fantastique à travers le prisme du chaos et de la perte de repères. Dès lors, l’évocation de The Shining n’est pas si déplacée, surtout lorsque Robert Pattinson joue la folie et la rage à l’excellence, que ce soit lors de joutes paillardes alcoolisées, de traversées trempées des sentiers, ou d’un coup de sang ultra violent contre une pauvre mouette. La chose la plus frappante du film est peut-être le festival d’expressions macabres, parfois extra-terreuses de Pattinson au fil de sa perdition. Une prestation démentielle, après avoir déjà brillé dans Good Time, The Lost City of Z, ou encore High Life. Ici, la barre transperce le ciel.
De son côté, Willem Dafoe transcende l’expérience et dégage une assurance sensationnelle, prouvant à nouveau qu’il peut tout jouer, de Van Gogh au Bouffon Vert, et ce toujours avec la même crédibilité et une passion intacte. Thomas Wake est un personnage incarné, un maniaque du contrôle, comme une parodie hérissée du capitaine Achab, qui alimente incessamment l’errance et la défiance de son commis par sa passion pour les mythes, son tempérament abrupt, et son amour inconditionnel de la Mer; celle des apologues, dont l’homme n’est qu’un pauvre disciple et sujet. Les deux hommes empruntent des expressions et intonations typiques du XIXème, et plongent le récit dans un réalisme total et une nuée de répliques et monologues prodigieux, cultes par essence. Dafoe est souvent filmé de près, visage au centre, regard à l’aura sacrée, perçant la toile, jusqu’à n’en plus pouvoir, tel un vieux prophète éreinté dont les jours seraient comptés. Iconique à souhait.
Next Big Thing
Après Cold War de Pawel Pawlikowski l’an dernier, The Lighthouse aura été la claque N&B de ce dernier Festival de Cannes. Merci à A24 de permettre la concrétisation de tels projets. Un film étiqueté “d’horreur” avec un ton audacieux et original, qui ne copie jamais le passé du genre, mais s’en nourrit pour construire quelque chose de nouveau, d’aventureux, d’imprévisible, d’inclassable; un thriller psychologique paranoïaque parcouru d’intermèdes surréalistes nauséabonds, et sous-tendu par une bromance improbable à la légèreté comique déconcertante.
Un vent frais a soufflé sur la Quinzaine, et l’écume maléfique de The Lighthouse risque de longtemps flotter sur ses berges auréolées d’étoiles. Ce film est comme un cauchemar; Il m’habite encore, comme l’odeur d’une cigarette reste sur un pull à la sortie du fumoir. Le plus difficile, désormais: attendre la sortie nationale du film, pour enfin pouvoir échanger avec le plus grand nombre au sujet de la forêt de détails dont il regorge, de la force de son interprétation, et du génie même de son existence. Hourra! et bravo aux deux Robert. Hâte de la suite. En attendant, (re)découvrez The Witch: