Us – Les gilets rouges [CRITIQUE]

Comme Get Out, Jordan Peele dépasse les frontières de l’horreur et offre une oeuvre aussi éloquente que spirituelle sur la notion de double avec Us. Un geste chaotique d’une immense portée politique qui marquera l’année. 

Le concept de Us relève aussi bien du programme que d’une surprise totale. Déjà Get Out, film-génie par excellence, était vendu comme un film d’horreur qui parlait de racisme. C’était le programme. On était prêt, avant finalement de s’apercevoir que Jordan Peele, le réalisateur, s’amusait plus qu’il cherchait à nous faire peur : esclavagisme 2.0, faux documentaire sur les rapports black and white, humour bien ficelé… Après sa promo fulgurante couronnée d’un buzz provoqué par une affiche où l’on aperçoit une Lupita Nyong’o divisée en deux – par la peur de son visage, le rire de son masque –, Us pourrait se résumer donc au duel entre des personnages en plein effroi contre leurs doubles maléfiques et bien barrés. Entendons-nous, le programme est alléchant. Mais ce serait bien trop naïf, bien trop facile – surtout après la claque, on insiste, de Get Out – de voir Jordan Peele se contenter de cela. Car après la « lutte des races », le cinéaste décline son goût évident pour l’horreur sous la forme d’une « lutte des classes » avec un dispositif redoutable qui le fait définitivement entrer dans la cour des grands.

Spirituel

Nous n’insisterons pas en revanche sur la prédominance, géniale mais pas moins rébarbative, d’où le danger de la redite, du doppelgänger dans le genre de l’horreur. En revanche, on voit que Jordan Peele insiste sur la dimension spirituelle du double. Plus qu’une confrontation qui débouche sur un bain de sang et une ultra-violence, ce qui intéresse le cinéaste est le fondement, la culture, les répercussions d’un thème et d’un geste proprement cinématographique. Les doubles sont certes les miroirs (jeu sur les reflets et les gestuelles) ou la personnalisation du subconscient (« qui suis-je ? »), mais surtout des êtres du sous-terre, comme originaires d’un outre-monde et que l’on aurait oubliés. Ainsi, Us, comme Get Out, ne tombe pas dans le piège du manichéisme de comptoir. Il s’agit d’interroger les profondeurs du mal, jusqu’à expliquer l’inexplicable lors d’un final qui ne nierait pas un certain Shyamalan par cette science du twist où l’on assiste à un grand déballage, au retournement d’un réel capable de revêtir cette cape de la fiction. Dans le cas du cinéaste de Glass, c’est pour qu’elle se questionne mieux. Pour Jordan Peele, tout d’humour vêtu, s’est pour mieux s’affronter.

Quand on dit que l’on est toujours quelque part le double ou l’image de quelqu’un d’autre, la part spirituelle issue de ce questionnement intègre aussi le bien le double que le « doublé » dans les tentatives de réponses qui y sont distillées. La fragmentation du montage issue par exemple de la séquence d’invasion de la maison de vacances familiale – comme la fragmentation entre le dessous et le dessus du monde civilisé – tente paradoxalement de resserrer les liens avec ce qui nous semble objectivement compliqué à comprendre : nous-mêmes. En effet, chaque personnage de la famille que l’on apprend à connaître voit en leur double une de leur caractéristique reprise mais détournée de manière plus ou moins explicites. La lutte des classes, bien sûr, se constate par cette ostracisme coupable qui sépare les vivants (ceux d’en haut, les incarnés) et les non-vivants (ceux d’en bas, les oubliés), mais aussi par l’histoire d’une revanche d’une classe envers l’autre. Le duel, avant de faire l’étalage d’un affrontement, est d’abord la faculté d’être deux. « Nous », c’est bien sûr ces miroirs maléfiques, mais aussi le lien tissé entre chaque duplication. Et c’est tout le questionnement, très ouvert, du film : ces liens si proches, mais en même temps si loin, qu’on cherche à (re)tisser sont-ils une chance ou la promesse d’un grand massacre ?

Et forcément, à posteriori, Us nous renvoie pas seulement à cette dissertation du « Nous », mais fait l’effet d’une relecture des United States (U.S) – et de ce qui se passe actuellement en France. Dans une scène du film où l’effroi prend le dessus, un personnage interroge l’un des doubles sur le fondement de cette mascarade digne des meilleurs invasion movie. Il lui répond : « parce que nous sommes américains ». En plus de détourner complètement un fait réel des années 80’ que nous ne citerons pas ici – et la crise des « gilets jaunes » qui secoue actuellement la France –, on constate que le geste de Peele se déplace. Dans Get Out, le cinéaste nous posait ce qui passe actuellement aux Etats-Unis – ou ce qui se passerait après l’élection de Trump, au choix. Dans Us, le caractère spirituel de son film est peut-être moins assuré mais gagne en pesanteur par sa faculté d’intégrer toutes les difficultés bien connus d’un pays dans un registre où l’état des mentalités ne suffit plus pour se permettre de les critiquer. Au contraire, il suffit de semer davantage la division – les doubles – pour choisir entre comprendre et avancer (le choix du spirituel) ou foncer tête baissée et se faire sangler (programmatique de l’horreur). Tel est le véritable génie de Us, film double par excellence sur nos sociétés de plus en plus schizophrènes.