ZÜRICH FILM FESTIVAL 2018 — BRÈVES DU KOSMOS

Quelques semaines après les festivals de Toronto et de Venise, nous avons eu la chance de découvrir un medley d’avant-premières le long d’un superbe week-end d’été indien à Zürich.

📗 Green Book | ★★★★ | sortie le 23.01.2019

Musical, drôle et touchant, le film d’ouverture de ce quatorzième ZFF s’est révélé être la douce friandise de ce début de festival. Précédé d’une excellente réputation à Toronto (où il a reçu le People’s Choice Award de la part du public), le long-métrage de Peter Farrelly – papa de Mary à Tout Prix et autres Dumb & Dumber – est avant tout incarné par un extraordinaire duo d’acteurs composé de Viggo Mortensen et Mahershala Ali. Les deux hommes rivalisent d’intensité, de charisme et de présence dans ce savoureux road trip mêlant avec brio éléments comiques et situations foncièrement dramatiques, imposées par une thématique traitée avec recul et second degré.

Green Book retrace la rencontre tumultueuse entre Tony Lip, brute ritale des fonds du Bronx à la diction hilarante, habitué aux postes de videur de clubs véreux, et le roi du piano Dr Don Shirley, génie musical noir, le long d’une tournée traversant le Sud du pays sur fond de ségrégation raciale. Le titre du film fait d’ailleurs référence à l’annuaire des hôtels qui admettaient les gens de couleur dans les années 60 aux USA. Surprise sur la forme: le résultat se veut léger, et la salle éclate de rire toutes les cinq minutes, tant la confrontation des deux egos offre son lot de décalages savoureux (la scène du poulet frit au KFC…).

Sur le fond en revanche, la profondeur du personnage incarné par Mahershala Ali permet d’équilibrer la traversée, au gré d’un malaise dont la nuance exhume le message de l’ensemble: Don Shirley a beau être reconnu, riche et magnifiquement vêtu, il n’est plus “un Noir” pour ses confrères, et ne sera jamais “un Blanc” pour ceux qui paient une fortune pour le recevoir en concert, et ce malgré le talent, les contrats juteux, la réussite ou l’entreprise, les “amoureux de sa musique” allant jusqu’à lui refuser l’accès à leurs toilettes. En face, Tony Lip; un homme intègre, entier, sans faux semblants ni artifices, heureux de peu, et surtout du nécessaire, peu soucieux des apparences et des statuts de classe ou de race.

Au final, une belle leçon d’amitié aux contours cheesy mais remplie d’amour, contemplant avec sourire les peurs qui nous séparent et nous éloignent, comme pour mieux leur tordre le cou. Évidemment taillé pour le Christmas Time, Green Book est tout proche du plaisir familial, avec pour les plus jeunes une piqûre de rappel bienveillante, et pour les autres l’occasion d’applaudir deux immenses comédiens ici au sommet de leur jeu pour un match made in heaven, sans l’ambition de changer l’histoire du cinéma. Tout ça fait du bien, au fond. Comme une maison au coucher, remplie de gens heureux.

 

Wildlife | ★★★ | sortie le 19.12.2018

Après nous avoir emballés au fil de ses performances d’acteur (Little Miss Sunshine, There Will Be Blood, Prisoners, Swiss Army Man), Paul Dano présentait son premier film à la Quinzaine des Réalisateurs cannoise en mai dernier, avant d’être retenu dans la sélection du ZFF. Wildlife expose les tragiques désillusions d’un couple pourtant taillé pour les étoiles, au coeur d’une Amérique profonde baignée de mélancolie. C’est dans ce cadre tout bonnement époustouflant (les massifs olympiens du Montana, à l’époque dévorés par les feux de forêt) que Paul Dano plante la paire de rêve Jake GyllenhaalCarey Mulligan au pied des cimes rosées d’un continent à l’aube de son essoufflement. Dans cet environnement paisible se succèdent les couchers de soleil spectaculaires, sans pour autant laisser entrevoir la moindre perspective d’héroïsme dans l’horizon.

Wildlife est une plongée au coeur de l’intimité d’une petite famille en décomposition, non sans rappeler Faute d’Amour d’Andrey Zvyagintsev (l’enfant victime, malmené, oublié, voire utilisé au gré des querelles entre ses parents) ou Les Noces Rebelles de Sam Mendes pour sa profonde réflexion sur le modèle américain du couple et de la famille dans les années 60. Un univers qui évoque les plans crépusculaires de The Tree of Life, et qui transpire l’Amérique fantasmée d’Edward Hooper, picturiste culte des classes moyennes de l’époque (maisons en bois, dinners, avenues résidentielles, …). Mais aussi un cadre dans lequel un homme ne peut se considérer comme un bon père (ou se considérer tout court) s’il n’a pas d’emploi, et n’offre pas à son foyer les moyens d’adopter un style de vie similaire à celui de ses semblables des suburbs voisines.

Sa perte d’emploi provoque alors la rébellion, la honte, l’isolement, puis la fuite… et pour sa compagne, une incapacité systémique à le soutenir sans blesser, dans une société codée et genrée à l’usure. En résulte chez elle un désir flamboyant de vie, d’indépendance de de reconnaissance face à l’oubli, et le coup d’envoi de la saison des égarements, des doutes et des sanglots. Véritable éponge débordant de belles intentions, leur fils de 14 ans Joe devient malgré lui le complice désolé de tous ces malheurs qui deviendront les siens, pour une adolescence et une construction des plus sauvages.

À l’image des cinéastes cités précédemment, Paul Dano parvient à donner à son premier projet un souffle rare – une âme – en se passionnant autant pour son contexte que pour l’intimité de ses protagonistes aux masques travaillés avec densité, et interprétés avec humanité. Cette force repose sur la capacité totale à faire de ses personnages des “nous” et, symétriquement, d’une situation de famille classique une tragédie grecque, car présentée à hauteur du regard de ceux qui l’animent et la traversent. On souffre continuellement pour Joe, mais aussi pour ce couple qui vacille et se désintègre avant même de s’en rendre compte, loin des préoccupations de l’amour et du manque. Les jadis tourtereaux se noient dans un rêve américain tyrannique composé d’hommes de la maison et de “petits bras”, d’entrepreneurs plein aux as et de loubards prêts à tout pour 1$ de l’heure, de gamins mieux tombés et d’autres qui, à travers leur adversité et leur détermination, se chargent à leur manière de perpétrer la légende de l’Ouest pour les décennies à venir.

 

🌇 Sunset | ★★★★ | sortie le 13.02.2019

László Nemes présentait à Zürich Sunset, son deuxième film. Trois ans après la sensationnelle sublime traversée des enfers Le Fils de Saul (Grand Prix au Festival de Cannes), le cinéaste prouve à nouveau son talent inouï pour le maniement de la caméra embarquée dans un cadre cette fois-ci plus large que les camps de concentration: les quartiers huppés du Budapest des années 1910, les querelles familiales déchirant la ville, et ses relations avec sa voisine et rivale Vienne. Scènes de heurts, de nuit noire, de foule en transe: László Nemes plonge le regard au coeur de l’action avec une virtuosité sans nom, offrant au tout une foudre de tous les instants, au plus près des comédiens. Susanne Wuest se prête merveilleusement au jeu de l’héritière solaire prise aux mains d’un monde d’hommes aristocrates, dans lequel personne ne lui reconnaît son statut; celle de la fille du plus grand chapelier du pays, dont l’entourage a été décimé dans de sombres histoires d’incendies et d’assassinats.

Dense, Sunset traverse les problématiques politiques de la Haute, les contestations de l’époque et se passionne pour l’histoire de son pays. En dépit d’une époque rarement retenue pour les oeuvres les plus trépidantes et rythmées, Nemes fait danser chaque parole. La caméra et les noeuds consécutifs du récit maintiennent captifs pendant 2h30, jusqu’à bloquer notre souffle, notamment au cours d’une scène terrible, glaçante, et dont on voudra vite s’échapper. De vrais moments de cinéma, lors desquels la technique et l’émotion fusionnent au firmament. Hélas moins rigoureux que son prédécesseur (la barre est haute, le film transperçait l’acier des trains au fer et à la lave), Sunset est une conception plus ambitieuse et épique, aux nombreuses subtilités qui suggèrent un second visionnage. Entamé sur une délicieuse carte postale peinte de Budapest et conclu sur un tournant sanglant de son histoire, le film est également une déclaration d’amour à la ville et à sa région, dont la culture est ici portée jusqu’aux plus acclamés des festivals.

Après deux réalisations diamétralement opposées, reste à voir quelle sera la troisième illumination de László Nemes. Quoi qu’il en soit, ses longs-métrages et ceux de Kornél Mundruczó (White God, La Lune de Jupiter) confirment la grande forme d’un cinéma hongrois qui palpite. Celui-ci délivre des fables sociales et intimes grandioses grâce à un sens de l’action et du mouvement miraculeux, parfois à se demander comment. Dès lors, aucune histoire ne peut être contée avec flamme; c’est là que Sunset réussit son pari haut la main.

 

 

🚀 High Life | ★★★ | sortie TBA

Déjà attendu par de nombreux cinéphiles comme l’un des messies de l’édition 2018 du Festival de Cannes, le space-trip captivant de Claire Denis aura attendu Toronto pour se dévoiler à la presse et au public, déclenchant un cataclysme de réactions extrêmes. La réalisatrice française, célébrée pour la dimension perturbante de ses métrages, présente à l’âge de 72 ans son premier film “américain”, dans lequel elle s’offre les services de Robert Pattinson, André-3000, Mia Goth ou encore Juliette Binoche. La hype est très élevée, et pour cause: on a entendu tout, et surtout son contraire sur cet étrange objet.

High Life n’est pas comme les autres films qui se déroulent en orbite. Il s’agit là d’un format dérivatif aux accent métaphysiques prononcés, particulièrement lent, aux tons kubrickiens, voire tarkovskiens (épure de Kubrick sur Solaris) et aux excès multiples, allant jusqu’à mettre le spectateur dans une situation d’inconfort rare. Loin des héros habituels des odyssées spatiales, High Life s’arme d’une bande de condamnés à mort volontaires pour voguer en vain vers un trou noir, et ce des années durant. Nature humaine oblige, la promiscuité et l’isolement provoquent des réactions en chaîne, liées aux instincts les plus primaires et animaux de notre espèce. Claire Denis se donne alors pour mission de relater l’enfer du confinement des êtres au coeur d’un cosmos infiniment plus vaste dans lequel ils errent et flottent. Partout autour, une atmosphère SF verdoyante à la luxure presque dérangeante, et au symbolisme érotique débordant. Le film de prison, autrement. Un périple vampirisant, désorientant et vertigineux, qui mise sur la claustrophobie et donne l’impression d’avoir mis ses chaussures à l’envers en sortant du cinéma.

Oscillant entre flashbacks trash sur l’implosion – gore gore gore – du groupe, et douces parenthèses sur la mission improvisée de Monte [Pattinson] à bord du vaisseau, High Life est un voyage au cours duquel certains préféreront quitter la salle. Pas nécessairement taillé pour les fans de Claire Denis, le film a le mérite de se vouloir unique en son genre, et de proposer une alternative mystique et polarisante à tous les poncifs d’une thématique désormais classique du septième art. Robert Pattinson y est impeccable comme à son habitude en chaste repenti, et l’interprétation diabolique de Juliette Binoche dans le rôle d’une doctoresse folle et avide du sperme de ses congénères vaut le détour, ne serait-ce que pour l’expérience. Car s’il y a bien un mot autre que trip qui résumerait High Life, c’est celui d’expérience.

 

🇲🇽  Roma | ★★★★★ | sortie le 14.12.2018

Absolument somptueux, le Roma d’Alfonso Cuarón aura survolé le festival, voire même cette année en deux vastes heures d’un spectacle infiniment beau; celui de la vie. Le noir et blanc chatoyant du film donne une retranscription enchantée et douce du quartier d’enfance du réalisateur, et de toutes les existences qui y tissent des liens. Interprété par une troupe d’acteurs amateurs originaires de Mexico, le dernier Lion d’Or suit l’existence de Cleo, domestique d’une famille aisée, entièrement dédiée au bonheur des enfants et au bien-être de ses patrons. Non sans rappeler Une Seconde Mère d’Anna Muylaert, le film dessine sa place dans une structure familiale en pleine déliquescence, mais aussi dans un monde complexe en tant que femme, future épouse, mère, etc… Toutes les conditions et aspérités de ces perspectives sont sublimées aux fils de plans dont seul Alfonso Cuarón a le secret, faisant de la maison le spectacle de plans bouillonnants d’amour, et de la plage une éternité crépusculaire.

Expériences sonores incroyables en salles, des vagues aux émeutes en passant par les aboiements environnants, la clameur des vacarmes et la douceur des brises contribuent à une immersion fascinante, aux allures d’excursion tant les paysages ravissent l’oeil, et les moments forts inondent le coeur. En un long-métrage, le cinéaste s’applique à démontrer l’ampleur du pouvoir du cinéma, comme à son habitude: toutes les sensations sont présentes sans le moindre faux pas visuel, dans un récit quasi autobiographique au réalisme indiscutable et aux subtils entrelacements. Couvrant de multiples casquettes, Cuarón impose une maîtrise absolue criante, et ce à tous les échelons: il filme du ciel, du sol, de l’entre-deux, capture les visages, les corps, les animaux, les masses, les silences, toutes les choses qui se voient, se ressentent et s’imaginent avec une poésie qui leur est propre, et qui transporte comme peu.

Témoignage hautement personnel, tronçon de vie à la simplicité exaltante, Roma sortira le 14 décembre sur Netflix. Rien de terrible sur le fond, mais une sérieuse perte en terme d’expérience en salles, qui s’est voulue galvanisante à Zürich. Il n’empêche, le film devrait logiquement être présent lors des prochains Golden Globes et autres Oscars. S’il n’en tenait qu’à nous, il mériterait forcément un titre de Meilleur Film tant l’intemporalité de sa portée en fait un millésime à chérir pour les décennies à venir. Après les glorieux Les Fils de l’Homme ou Gravity, Cuarón devient définitivement un grand, et aura à jamais sa place dans nos souvenirs encore scintillants de jeunes passionnés. En magnifiant le Mexique de son enfance, il se rapproche également de Cleo, si nostalgique de son village natal. Et pourtant, comme elle, il se repose sur le meilleur de ce passé idéalisé pour se construire dans le temps. Une touche monumentale.

 

💉 Beautiful Boy | ★★★ | sortie le 06.02.2019

Six ans après le funeste Alabama Monroe, Felix Van Groeningen nous revient de l’autre côté de l’Atlantique avec Beautiful Boy, un autre drama aux airs de chemin de croix. Le film se concentre sur la tourmente d’un père (David Sheff aka Steve Carell) face à l’addiction dévastatrice de son fils (Nic aka Timothée Chalamet) à de nombreuses substances, la crystal meth en tête. Tandis que Alabama Monroe traitait du deuil de parents ayant perdu leur jeune enfant, c’est ici celui de la relation si particulière qui s’établit entre un parent et son enfant dont il est sujet. Amitié, complicité, protection… David Sheff est un papa comme les autres, et Nic est à la fois son pote, son fils et son bébé. Quand celui-ci montre des signes de détachement de la réalité et d’attirance pour le monde obscur des drogues dures, David s’enquête d’une tâche impossible: solutionner le malheur de son fils par tous les moyens possibles, et l’extraire d’une spirale insoutenable pour toute la famille.

Si une chose est sûre, c’est que Beautiful Boy se positionne idéalement dans la course aux Oscars, avec deux interprètes infaillibles. Seulement quelques mois après Call Me By Your Name, Timothée Chalamet se surpasse dans un rôle d’addict crédible jusqu’au creux des veines. En parallèle, Steve Carell offre une prestation déchirante, sa plus impressionnante depuis Foxcatcher, qui lui avait déjà valu une nomination pour l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle. Le film dépeint dans sa structure la métaphore cyclique de l’addiction, dans laquelle chaque rechute est un pas de plus vers une éventuelle guérison.

Tout en présentant les méandres de ce constant besoin de high du fils, Beautiful Boy s’attarde avec brio sur la thématique de l’aide, et du discours que doivent adopter les proches dans une telle impasse. Les rôles sont alors complètement redéfinis, et chacun se doit d’improviser une nouvelle attitude face à l’impuissance, et décider de ce qui semble le mieux, sans vivre chaque faux pas de l’autre comme une défaite personnelle. Un défi terrible s’il en est pour un père, comme en attestent les nombreux pleurs dans la salle, témoins de cette sensation invivable d’échecs en boucle.

Au final, l’appréciation de cette fresque familiale relèvera non pas de l’empathie de chacun, mais bel et bien de l’envie de s’impliquer émotionnellement au moment du visionnage, et de ressentir la peine et le fardeau des hommes. Car Felix Van Groeningen étouffe presque le bonheur, la nostalgie et le rire dans le cycle  ambivalent de la famille à travers les quêtes de l’enfant, à l’inverse de films comme Eighth Grade, Lady Bird ou CMBYN, dont l’équilibre était plus mesuré. Beautiful Boy a donc des airs de tire-larmes, mais reste bien plus que ça, notamment grâce à une bande sonore noisy très efficace, et un casting extrêmement impliqué. À chaque séparation depuis l’enfance, les deux hommes échangent toujours un même mot, “Everything”. Total; comme le parti pris dramatique d’un long-métrage qui serre le ventre fort, fort, fort.