[ANNECY 2018] LA CASA LOBO | LES MILLE MATIÈRES

C’est le premier gros coup de coeur de ce début de festival. La Casa Lobo est à mi-chemin entre l’expérimentation de Jan Švankmajer et le trip lynchéen: un pur concentré de cinéma bourré de textures inattendues.

Une fois le générique de fin déroulé, dès que les lumières de la salle se rallument, il est très difficile de sortir de cette atmosphère obscure, glaciale et totalement expérimentale du plan-séquence tout en stop-motion offert par Cristobal Leon et Joaquin Cociña, les deux réalisateurs chiliens de La Casa Lobo. Présenté discrètement à la dernière Berlinale, le film pose des bases scénaristiques qui, à l’image du film italien qui a ouvert la compétition, se rapporte également au conte. Sauf qu’ici, il relève du macabre et du surréalisme avec une empreinte toute particulière de l’Histoire du pays de naissance des metteurs en scène : après avoir échappée à une secte de fanatiques religieux allemands basée au Chili – en référence à une véritable secte dirigée par un ancien nazi dans le Chili de Pinochet des années 60 –, une jeune femme prénommée Maria trouve refuge dans une petite maison qui, au rythme des émotions et pensées de sa nouvelle hôte, se transforme continuellement en véritable cauchemar. Un produit totalement halluciné, planant et jouissif qui puise aussi bien dans le constat informe du cinéma de David Lynch que les formes particulières de Jan Švankmajer, l’un des maîtres de l’animation expérimentale contemporaine.

Cauchemar et textures

« Tout peut être animé. » Venu présenté son film sans son partenaire, Joaquin Cociña ne s’y trompe pas: tout, ou presque, est voué à s’animer dans La Casa Lobo. Véritable prouesse en terme d’animation – ce stop-motion est une pure régalade – , le film divague avec une certaine fébrilité dans la prise de vue, et cela fait toute sa virtuosité : on hésite à adopter un point de vue subjectif ou à gérer toute l’omniscience qui se prête à la caméra, laquelle capte à chaque image et chaque seconde une once de déformation dans les décors, les marionnettes et les raccords. A l’image du plan, notre regard perd progressivement ses repères, jusqu’à se retrouver en parfaite adéquation avec le défilé informe dont fait l’objet cette maison de malheur. La destinée de Maria, cette jeune femme éprise d’imaginaire, même si celui-ci est tortueux, dark et ultra-mystique, trouve son bonheur d’abord par l’intermédiaire de deux petits cochons qui vont progressivement se métamorphoser en enfants eux-mêmes sollicités par les désirs inavoués de leur « mère ». Et tout cela sous le regard (ou la voix) du grand méchant loup qui, là, quelque part, rôde à l’extérieur de ce havre de paix, ou de cette prison cauchemardesque, on ne sait plus trop. Comme Les Trois Petits Cochons – métaphore très singulière et peu citée de la dictature, comme celle qui régnait au Chili à l’époque –, cette micro-société qui se (dé)structure trouve une aura qui s’explique également par le travail de la matière.

C’est simple: La Casa Lobo a une odeur et une texture uniques qui participent grandement à l’expérience, et elle est exceptionnelle. Plastique, bois, polystyrène, peintures, fils, coton, scotch… Tout y passe, nos yeux et nos sensations aussi. Par extension, le matériel du film, disons-le comme ça, tourne autour du motif de la maison hantée, d’où le rapprochement automatique avec le genre horrifique, même si le co-réalisateur nous explique ne pas aimer la façon dont les films d’horreur sont majoritairement fabriqués. On le comprend, tant sa démarche tend davantage vers l’expérimentation à la fois à travers la caméra (visionnage) mais aussi au-delà de la caméra tellement il semble tout à fait possible de ressentir la matière filmée au bout des doigts, que ce soit image par image ou pendant les soixante-dix minutes dans leur intégralité. « C’est une histoire de la matière« , nous affirme-t-il. Une forme de mise en abîme possible à concevoir tant l’intensité de la matière se confronte avec elle-même, comme ces tableaux accrochés aux murs et que la caméra cherche à ingurgiter littéralement pour poursuivre le plan-séquence. La Casa Lobo est pour ainsi dire bien plus qu’un orgasme du matériel filmé, mais également un pur orgasme cinématographique.

Quand Joaquin Cociña nous réaffirme que « Tout peut être animé.« , on distingue finalement l’ampleur de la démarche ultra-matérielle de sa création. Ce travail en profondeur qui aura duré pas moins de cinq ans confirme la capacité du stop-motion a transpercer l’illusion même de la fiction afin de faire participer le spectateur dans le processus de fabrication, par l’oeil, de cette dernière. Gigantesque d’authenticité, rare dans le paysage du cinéma d’animation contemporain, mais en parfait accord avec les registres expérimentaux de ce dernier, La Casa Lobo est un régal informe. Et c’est encore difficile de s’en remettre.