Devant Ema, le principal facteur d’émerveillement – au delà d’une succession d’épiphanies visuelles – réside sans doute dans le fait de savoir Pablo Larraín à la réalisation. Cinéaste de l’épure, du quasi-documentaire aux accents poétiques, il y a quelque chose de truculent dans sa démarche. Un défi à lui-même, une bouffée de liberté ou même une volonté de jouer avec le spectateur : Ema chatoie.
Ema (Mariana Di Girólamo) est une étincelle, qui va sans doute moins bien que ce qu’elle parvient à faire croire. La garde de l’enfant qu’elle a adopté avec Gaston (Gael García Bernal) leur a été retirée suite à un incident d’ordre incendiaire. Le jeune garçon a mis le feu à leur domicile, défigurant au passage sa tante.
Les flammes, cœur et origine du film
Ema fuit en avant, se dissocie du groupe de danse de Gaston qui se trouvait jusqu’alors être son chorégraphe. Elle crée le sien – en fait également un espace de sororité – change de style musical et de mouvements de danse. De la danse artistique, recherchée et sans doute intellectualisante de Gaston, elle passe au reggaeton, que ce dernier qualifie de « danse de prisonniers ». Le couple qu’ils forment paraît aussi toxique qu’inévitable. Tous deux s’opposent à grand bruit, se renvoient à leurs genres : la masculinité de Gaston est remise en question à cause de sa stérilité ; qu’à cela ne tienne, il reproche à Ema un instinct maternel exacerbé.
Larraín maître d’une narration labyrinthique
Les deux personnages sont très liés, d’autant plus tragiques en ce sens. Larraín met cependant en place un jeu informel entre Gaston et Ema : leur affrontement par relations extra-conjugales interposées fait du spectateur une troisième partie. Loin d’être omniscient, il se retrouve plutôt voyeur. Au-delà de vouloir heurter Gaston, Ema semble chercher une certaine quiétude dans les bras des autres. Elle les aligne, noue des relations avec certains dans une temporalité qui n’est pas toujours évidente. Larraín égare ses spectateurs, filme le sensoriel plutôt que le sens ; puis, en une scène au rythme magistral, ré-aligne l’intrigue et joueur, fait remarquer au spectateur qu’il a tout faux.
Libre aussi dans la forme, Ema est bigarré, reflet de l’ambiance de son univers
Larraín sait faire arborer à ses films les couleurs de leurs thèmes. Jackie (2017) était abrasif, chirurgical, à l’image de sa protagoniste marchant à l’aveugle sur la corde raide d’une tragédie politique et familiale. Neruda (2016), entre thriller politique et farce impressionniste, était animé des passions du poète ; El Club (2015) aussi sombre que les trajectoires de ses personnages, prêtres chiliens défroqués. Ema, son dernier long en date, s’ouvre sur un feu de signalisation dans la nuit, moment de poésie urbaine… Jusqu’à ce qu’il subisse l’assaut impromptu d’un lance-flammes manié par une figure encore inconnue.
Pablo Larraín y adopte un style proche de celui d’un Almodóvar en bien des aspects. Iconoclaste, trublion (qui joue explicitement avec le spectateur), filmant des relations queer qui n’ont pas besoin d’être définies comme telles. Il comporte également une dimension sociale très intéressante : à travers, la danse (les danses et différentes écoles), dans les conflits entre les personnages issus de plusieurs pays, dans le rapport des protagonistes à l’État qui leur a repris la garde d’un enfant.
Ema dans ses moments les plus sombres atteint la noirceur d’un film de Lynne Ramsay, impression renforcée par son aspect énigmatique et composite, suite d’éléments dans un ensemble qui tarde à révéler son sens. Il trouve son essence, sa raison d’être, dans la danse, habillée d’une somptueuse bande originale de Nicolas Jaar – sa forme clinquante, loin d’être puérile, reflète ce qui anime ses personnages.
Augustin Pietron (Oggy)