INFINITY WAR – MAL DE PIERRES [CRITIQUE]

Attendu comme le crossover le plus ambitieux d’un univers cinématographique encore plein d’ambition, Infinity War ne déçoit jamais et s’impose comme l’un des meilleurs divertissements de ces dernières années. 

C’est l’épisode tant attendu qui devait achever une initiative lancée il y a maintenant dix ans. Une étape évidemment à marquer d’une pierre blanche, une page qui se tourne dans l’histoire du Marvel Cinematic Universe, mais aussi pour les fans et toute une histoire récente de l’industrie cinématographique. Infinity War est à la fois le symbole de ce qui est accompli jusqu’ici par l’entreprise de Kevin Feige – proposer, enchaîner et rassembler tous les héros Marvel – et la promesse d’un nouveau chapitre. Comme une césure au sein d’un vers de poésie, c’est une rupture, un tournant pour mieux faire basculer le tout. Si les Avengers eux-mêmes faisaient avancer toute cette imagination, malgré l’éclatement provoqué par Civil War, c’est maintenant au tour de l’antagoniste principal de la saga de les devancer et de forger ce qui s’apparente effectivement comme un début de la fin. Thanos, méchant le plus emblématiquement absent qu’on ait connu jusqu’à présent, arrive enfin avec cette même conviction chez Marvel de redistribuer les rapports de force dans le genre super-héroïque afin, aussi, de mieux prendre en contre-pied certains codes auxquels les spectateurs s’étaient habituer, au profit d’un spectacle comme rarement les blockbusters modernes ont proposé de nos jours.

Thanos l’omniscient 

Intelligents justement dans le registre de la rupture de ton pour le genre – on notera l’apport urbain et l’absence de référentiel dans les enjeux du Soldat de l’Hiver et le déjà cité Civil War –, les frères Russo offrent dans Infinity War la quête d’un antagonisme capable de rentrer dans leur démarche propice à la surprise et à la légitimité. Et ce geste aboutit ici à un paradoxe : cette œuvre censée filmer un pur rassemblement de forces diverses n’est en fait rythmée que par la promesse d’une focalisation unique, comme si l’attraction de l’univers, dans sa totalité comme dans sa destinée, ne venait pas de ses héros, mais de leur contraire. Ainsi Thanos est mieux qu’un Titan fou comme les comics le surnomment, mais le double inversé des héros rassemblés, le prisme par lequel toute une fiction peut enfin éclater et ainsi ce genre de méchants capables d’inscrire le manichéisme dans un registre purement épique. Les héros (se) manquent tandis que Thanos, lui, s’en met plein les poches – ou plein le gant –, détruit tout sur son passage et assomme chaque scène où il apparaît – l’héritage de L’Empire contre-attaque semble intemporel. L’élan dramatique de Infinity War tourne autour non seulement de ce personnage, mais aussi finalement de ce geste d’asymétrie qui permet au manichéisme du film de faire taire la salle lors de ses moments décisifs. Structure respectueuse, surprenante et légitime quand bien même elle aspire une cinématographie rarement aussi profonde et mature dans le Marvel Cinematic Universe.

Et c’est aussi sur ce point que les frères Russo aspirent leur film vers la réussite car ils ne résonnent plus par dissonance entre forme et fond, mais par un principe d’assemblage qui surprend autant qu’il semble nécessaire. Le rassemblement qui nous est promis, au fond, n’est plus vraiment celui entre les super-héros, mais de ces derniers avec leur pire ennemi. Bien sûr, les guerres d’ego – celle tant attendue entre Strange et Stark, par exemple – comme quelques retrouvailles et alliances sont de mises, mais l’aspect majeur du film reste toutefois de diviser la force commune pour combattre l’ennemi qui les unit. Héros fatigués, newlook ou prêts au combat, dans l’univers, sur Terre ou même sous-terre (le Wakanda, territoire caché) ; peu importe : se battre ensemble et partout. Cette structure, intelligente sur le papier, donne un rendu tout aussi subtil quand l’usage du montage parallèle ne laisse rien au hasard, entre transitions bien senties, références internes et usage du suspense. Contrairement à ce que prétendent certains détracteurs, les Russo savent filmer, monter et faire digérer leurs films. L’effet inclusif de leur mise en scène rappelle l’humanité qui se greffe à ces super-héros : et il est justement question d’inclure plus d’une trentaine de personnages franchisés. C’est pourquoi l’enjeu émotionnel est primordial dans Infinity War : les relations amoureuses et familiales sont au premier plan et aboutissent parfois à de vrais moments de cinéma, comme ces larmes qui coulent sur les joues de Thanos.

Comme dans Civil War, il y a une attention portée sur les répercussions émotionnelles qui donnent à l’univers une portée didactique importante non seulement dans le registre du contrôle et de l’ambition, mais aussi de l’abandon, du don de soi et des regrets. Si les pierres d’infinités devaient porter d’autres noms, ce seraient bien ceux-ci. La prouesse ici est de partir d’une certaine étreinte du tragique et d’en jauger les promesses, comme en témoigne ce dernier plan magnifiquement tronqué par l’agencement du drame avec la satisfaction, la douleur avec l’apaisement. Et c’est là que le contrat avec le spectateur, comme toujours chez Marvel, inonde la salle par autant de frustrations que de rêveries à venir. Car Infinity War, entendons-nous bien, et son paradoxe mentionné plus haut le prouve, n’est qu’une étape en plus. Quelle étape ! Certes, mais un passage de témoin vers des chemins insoupçonnés, sous la forme de questions dont l’absence de réponse devrait alimenter les discussions jusqu’à la sortie du quatrième volet l’an prochain – sorte de suite dont on a (presque) pas entendu parler.

Le défi qui se dresse désormais face au Marvel Cinematic Universe est de proposer une infinité de créations capables justement de se dresser à la hauteur des conséquences d’un tel film pour mieux agir en tant que répercussion de celui-ci plutôt que de le prolonger de manière bâtarde. Par l’impulsion de son antagoniste, la perspective d’assemblage de ses cinéastes et la valeur accordée à l’affect, y compris philosophique, de ses personnages, Infinity War est un monstre sacré de l’entertainment de notre époque et, s’il n’achève pas définitivement l’univers, prouve qu’il en est une étape importante.