The Irishman de Martin Scorsese, entièrement produit par Netflix, est venu rejoindre plusieurs films du réalisateur déjà disponibles sur la plateforme. Plusieurs œuvres qui partagent des thèmes communs : The Irishman est-il un chapitre supplémentaire, ou un épilogue ?
Peut-on définir un ensemble cohérent de films si le réalisateur ne l’a pas lui-même fait ? Le spectateur (et a fortiori, le critique) est libre de considérer ou non les objets artistiques sur le temps long : à la fois dans leur contexte et dans la réflexion de leur auteur. Comment savoir si l’artiste en a même eu l’intention, si l’ensemble n’est pas « accidentel » ? Sergio Leone, par exemple, nous facilitait la tâche : les titres de ses Once upon a time in… disaient déjà sa volonté de raconter l’Histoire tandis que sa « trilogie du dollar » était pensée elle aussi en tant que série.
Dans le cinéma de Martin Scorsese, rien de tout cela. Les thèmes sont nombreux, les périodes représentées diverses : il filme les États-Unis de 1862 (Gangs of New York) avec la même minutie que le Paris des années 1930 dans Hugo Cabret ; il passe d’un film sur le trading à un drame épique sur la religion au XVIIème siècle (Silence).
Plusieurs passions, quelques obsessions
Les titres de ses films ne nous donnent pas de pistes claires. Ils font référence à des groupes (Les Affranchis, Les Infiltrés, Gangs of New York) ou parfois directement à leur personnage principal (Hugo Cabret, The Irishman). Les personnages changent, les lieux dans lesquels ils évoluent aussi. Une première constante peut-être, « Marty » filme presque exclusivement les trajectoires de personnages masculins.
À l’image de la collaboration entre Sergio Leone et Clint Eastwood, la présence d’un même acteur devient un indice. Scorsese a plusieurs “muses” : Robert de Niro, Joe Pesci ou encore Leonardo di Caprio. Mettons Leo de côté, ses collaborations avec Marty explorant un versant spécifique de l’Amérique. De Aviator au Loup de Wall Street, celui de l’excès, de l’absence de limites, et peut-être de la folie.
Robert de Niro et Joe Pesci sont à l’affiche de plusieurs films aux thèmes similaires. Les « familles » et syndicats du crime, l’omertà et les règles de la pègre, les personnages colorés qu’on y croise et les couteaux dans le dos qu’on y plante. Des acteurs et peut-être une trajectoire à la forme identique : un désir de s’élever, une ascension rapide – trop rapide ? – suivie de ses conséquences, tout cela forme donc sans doute ce que l’on peut appeler une « trilogie des gangsters ».
Goodfellas, pop et sûr de lui
Goodfellas (1990) est une excellente leçon de storytelling : un subtil dosage entre verve des dialogues et panache de la réalisation. Le scénario, co-écrit avec Nicholas Pileggi sur la base d’un de ses livres, est impressionnant. Ne maîtrise pas la voix-off qui veut, surtout sans jamais se départir d’un ton mordant. Le spectateur suit l’ascension et la chute de Henry Hill, gamin de Brooklyn aux projets de carrière dans la mafia bien déterminés, incarné par Ray Liotta. De Niro et Pesci ne sont pas les personnages principaux mais demeurent bien présents en filigrane ; il s’agit évidemment de « parrainer » cette jeunesse.
Au-delà de la qualité de la narration et d’un mirifique plan séquence d’ouverture, le film s’illustre par ses qualités vernaculaires. Scorsese représente avec bienveillance la communauté italo-américaine new-yorkaise dans laquelle il a grandi. La mamma Scorsese y joue d’ailleurs son quasi-propre rôle.
On reprend les mêmes et on recommence : Casino
Nicholas Pileggi est toujours au scénario, la voix-off est de retour ; De Niro revient sur le devant de la scène. On prend les mêmes et on recommence ; on envoie les mafieux new-yorkais à Las Vegas. « Bob » De Niro incarne Ace, un mafieux chargé de gérer un casino.
Ce ne sont plus tout à fait les mêmes, en réalité. La dynamique est différente, la séquence d’ouverture l’annonce sans détour (et avec un beau pantin plutôt qu’une cascade). L’ascension est moins l’objet du film que la gestion des relations une fois que l’on est au sommet. Un mafieux se doit d’être un excellent communicant : il s’agit de faire des promesses à tous, et de s’arranger pour qu’elles ne rentrent pas en contradiction. Scorsese pousse tous les curseurs à fond : les personnages sont moins nombreux, il se concentre sur un trio d’acteurs. La confrontation entre De Niro, Pesci et Sharon Stone (dans ce qui est peut-être son meilleur rôle) est âpre. Casino est bien plus violent, plus sombre, et éclipse l’aspect drolatique que pouvait prendre Goodfellas.
The Irishman (2019) : la synthèse
Vingt-cinq ans plus tard, après un parcours de financement laborieux qui en fait un « Netflix Original », c’est Steven Zaillian (Millenium, La Liste de Schindler) qui signe le scénario de The Irishman. Adapté du roman I Heard You Paint Houses (2004) de Charles Brandt, le film s’inscrit tout de même dans cette lignée plus sombre : tourné vers le passé, mélancolique, The Irishman est crépusculaire.
Là encore, marque de fabrique du réalisateur : une géniale scène d’ouverture. Frank « The Irishman » Sheeran, dans un fauteuil roulant, revient sur son parcours : celui d’un porte-flingues, qui a composé toute sa vie avec les injonctions des mobsters (gangsters) de Philadelphie. C’est un De Niro traversé par tous les rôles qu’il a interprétés pour Scorsese qui l’incarne. Et toujours, cette voix-off : le film prend presque la forme d’une interview de Sheeran, ou d’un interrogatoire, traversé par une question : « Qui a tué Jimmy Hoffa ? », et hanté par une certaine peur de la mort – à moins que ce ne soit la peur de s’éteindre d’une mort naturelle. On retrouve tout dans The Irishman : tous les films de Scorsese, mais un peu du Scarface de 1932 (Howard Hawks) et sans doute un peu du Parrain (Francis Ford Coppola, 1972). Par un film fleuve non dénué d’ironie, Scorsese dresse le bilan et tourne la page. Ou peut-être pas.
Des trajectoires communes
À travers ces trois films, Scorsese interroge le mythe de la réussite à l’américaine. Ses trois histoires ont pour origine une envie d’ascension de leurs personnages, convaincus qu’ils sont appelés à s’élever. Leurs raisons sont multiples : l’appât du gain et d’une certaine respectabilité (se faire un nom) semblent être des traits communs ; Frank Sheeran établit volontiers qu’il souhaite avant tout protéger sa famille.
Ils partagent également une conviction : la voie légale n’est pas la meilleure pour s’en sortir. Cette conviction émane de leur environnement. Scorsese raconte le Little Italy dans lequel il a grandi sans oublier de préciser qu’il a lui aussi parfois ressenti cette tension. Ceux qui réussissent le mieux, en tous cas ceux dont la réussite est ostentatoire, sont les boss de la pègre locale. Ceux qui deviendront, pour un temps, les modèles et les mentors des personnages de Goodfellas et The Irishman.
Pourtant, les trajectoires des héros scorsesiens sont en quelque sorte « en cloche » : les films présentent leur ascension puis leur apogée, sans omettre leur chute. Tous sont en définitive victimes de la même hybris. Sans trop en dire, l’ironie est cruelle, notamment lorsqu’il s’agit de la destruction du cercle familial, ce qu’ils prétendaient protéger en premier lieu. La relation entre Sheeran et sa fille dans The Irishman en est le meilleur exemple.
Goodfellas, Casino et The Irishman résonnent d’une même voix mais les contours de l’ensemble qu’ils forment ne sont pas figés pour autant. Cette « trilogie des gangsters » évoquée notamment par Nicholas Elliott dans l’interview fleuve que Scorsese lui a accordée pour Les Cahiers du cinéma (n°763, février 2020) est peut-être une tétralogie. Elle débuterait alors avec Mean Streets (1973) : Robert de Niro, les rues de New York et son oncle mafieux Charlie (Harvey Keitel). Elle pourrait devenir pentalogie, si l’on y incluait le détonnant The Departed (2006), seul Oscar du meilleur réalisateur obtenu par Scorsese à ce jour.
À moins que tous les films de Marty ne parlent de gangsters ? Demandez son avis à Jordan Belfort.
Mean Streets, Goodfellas (Les Affranchis), Casino et The Irishman sont disponibles sur Netflix.
Augustin Pietron (Oggy)