Suspiria – Ô Mother [CRITIQUE]

C’est en détruisant le classique d’Argento que Luca Guadagnino le réinvente. Hypnotique, dense et loin des préoccupations d’un simple remake, ce Suspiria étourdit grâce à un mystère et une énergie qui fait oublier ses maladresses.

En déplaçant l’action du film dans le Berlin de 1977, année de sortie du film original, Luca Guadagnino – déjà auteur cette année du superbe Call me by your name – entend mêler l’histoire de ses personnages avec les préoccupations politiques et sociales de l’époque. L’histoire est, dans les grandes lignes, inchangée ; Susie Bannion (Dakota Johnson) est une jeune femme qui intègre une célèbre compagnie de danse énigmatique et se retrouve confrontée à des événements étranges. Autour d’elle se construisent d’autres histoires, d’autres personnages et d’autres peurs. En six actes et un épilogue, Guadagnino maîtrise, se perd, se retrouve et livre sa version d’une histoire qui, quarante-et-un ans après, est toujours fascinante.

Avant Dieu

C’est dans un contexte de guerre froide, de mur de Berlin et d’attentats terroristes que le film se met en place. Exit l’esthétisme coloré et le procédé Technicolor du film original, place à une image grise et froide, très réaliste, où tout joue un rôle comme ce panneau en arrière-plan où s’inscrit le nom du film. La ville allemande est un personnage à part entière, torturée par son passé de guerre et son présent violent où les bombes fusent. C’est dans cette arène que les personnages vont évoluer, leur corps à la merci du monde invisible. Parce que le corps est un élément central de l’action et le film accorde une grande importance aux scènes de danse. C’est par ces corps qui se meuvent, qui s’abiment, que naissent les sensations. Si la mise en scène est une suite ininterrompue de gestes, elle est, ici, chorégraphique. L’urgence et le mouvement naissent grâce à un assemblage de plans courts et de surprenants cadrages, le montage est rapide car la mort n’attend pas. De la première séquence, où une jeune danseuse rend visite à un psychanalyste, jusqu’au dernier acte, en passant par une scène jubilatoire dans laquelle Susie, par sa chorégraphie ensorcelée, agit violemment sur le corps d’une camarade criant de douleur et devenant difforme, le mouvement est sujet et avec lui la mort, la beauté ou la peur.

La question de l’épouvante trouve ici un traitement bien différent que dans l’original. Chez Dario Argento, les personnages étaient à la merci du moindre élément de décor, une porte pouvait renfermer les pires horreurs. Ici, tout est un jeu de faux-semblant, les miroirs ont remplacé les murs rouges, l’image des personnages est double de par leur reflet et la durée conséquente du film (2h35) permet d’installer dans ces décors naturalistes, qui deviennent familiers, cette inquiétante étrangeté à l’œuvre dans plusieurs films où esquisse du corps et répercussions psychologiques se somment. Avec un formidable travail sonore, le réalisateur fait vivre les murs et opère une mise en scène du hors-champ qui participe à augmenter la pression autour du personnage de Helena Markos, sorcière mainte fois citée et invisible qui n’existe que dans les sons, n’apparaît que dans les rêves et marque de son empreinte les ombres des couloirs.

Suspiriorum

Le réalisateur a donné au personnage de Susie un passé religieux très bien senti, une sorte de douce ironie dans cette atmosphère démoniaque. Seulement, les digressions sur sa vie de famille lorsqu’elle était enfant casse la mécanique du récit, repoussant sans cesse l’échéance de la rencontre finale avec les sorcières. Le réalisateur apporte une justification, mais à trop vouloir donner une psychologie aux personnages il perd le premier degré qui est un élément majeur de la tension. Le Docteur Josef Klemperer représente aussi les égarements du récit. L’acteur crédité au générique et qui est censé interpréter le rôle est une invention de la production est en réalité Tilda Swinton, qui joue également Madame Blanc. Alors, accord quasi-parfait avec les faux semblants du film, le fond et la forme s’accordent, ou manœuvre inutile ? Ce doute traverse plusieurs séquences du film et la postérité des personnages.

Quelques longueurs et maladresses, mais le film reprend sa route et se dépasse. Le corps, la peur, l’urgence et le passé culminent dans un sixième acte qui constitue à lui seul un hommage direct à l’original, une fin réinventée de bout en bout grâce à une danse macabre et sensorielle qui contraste avec ce qui était installé jusqu’à alors. Une ultime fulgurance teintée de rouge dans un monde en proie avec ses démons, intérieurs et collectifs, qui rappelle les plus beaux moments du Giallo et montre que si ce Suspiria n’a pas la force de l’original c’est parce qu’il a trouvé la sienne.